L’homme à la langue exilée

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Un jour c'était Alger qui répétait la pièce / Qu'aujourd'hui jouent si bien des acteurs non grimés / Et j'ai vu regarder un rêve et la promesse / Est devenue chanson / "La mort des condamnés". / Nous étions quelques uns à parler de Patrie / Sans formules rouillées dans les journaux bavards. / Nous étions quelques uns à parler d'Algérie / Sans verser des sanglots sur d'avides buvards." (Malek Haddad).

Par S. Ait Hamouda

Malek Haddad écrivain, poète, journaliste iconoclaste qui portait la douleur de son exil linguistique en bandoulière. Tiraillé entre l’Occident et l’Orient, deux langues, deux cultures, deux façons de penser, Malek Haddad vit un conflit inextricable, conflit qui prend des proportions dramatiques chez ce poète. Dans « l’élève Et La Leçon », il fait à dire l’un de ses personnages : « L’histoire a voulu que j’ai toujours été à cheval sur deux époques, sur deux civilisations ».

« Si je voulais parler vous fermeriez vos yeux,

Vous mêmes compteriez les oreilles complices.

Des obscènes façons vous tirez les aveux

Jusqu’à la vérité aux locaux des polices.

Or, moi, je veux parler.

Je parlerai debout,

Assis ou bien couché

Et sans autre avocat que le soleil qui lève

Derrière les barreaux d’où les chansons s’envolent.

Je parlerai debout préférant que ma taille

En devenant la hampe où claquent les drapeaux

Se dissimule au fond des prudentes broussailles.

Pour qu’on trempe l’acier je veux qu’il fasse chaud.

Je parlerai debout,

Couché ou bien assis,

Je dirai l’Algérie, la nouveauté du monde,

Je dirai, je dirai, je dirai, je dirai,

Je dirai liberté dessus les abandons,

Je dirai, je dirai

Tant pis pour vous : nous libérons!

« Mes copains, ma longue litanie »

Il est de notoriété publique, en effet, qu’en 1965 dans un débat sur la littérature maghrébine d’expression française, Malek Haddad déclare : “Je ne fais pas le procès de la langue française, la seule que je possède; je ne fais pas l’apologie de la langue arabe que je ne possède pas. Aucune langue au monde n’est supérieure à une autre langue. [… ] Je ne puis offrir (à mes lecteurs) qu’un approchant de ma pensée réelle et de leur propre pensée. Permettez-moi de me citer une fois de plus : ‘La langue française est mon exil’, mais aujourd’hui, j’ajoute : la langue française est aussi l’exil de mes lecteurs.

Le silence n’est pas un suicide, un hara-kiri. Je crois aux positions extrêmes. J’ai décidé de me taire; je n’éprouve aucun regret ni aucune amertume à poser mon stylo. On ne décolonise pas avec des mots. Je demeure convaincu que l’Algérie aura un jour les écrivains qu’elle mérite, qu’elle attend et qu’elle fera. […] On peut résister à Massu, à Bugeaud, à n’importe quel colonialiste, mais pas à Molière. […] Chez nous, c’est vrai, chaque fois qu’on a fait un bachelier, on a fait un Français.

Je parlais de coloniser dans l’âme. […] Je dis que nous ne sommes pas représentatifs du tout, nous écrivains d’expression française, et je le répète et je le maintiens plus que jamais, nous représentons un moment pathologique de l’histoire qu’on appelle le colonialisme.” Alors que pour Kateb Yacine «la langue française est un butin de guerre».

Malek Haddad est né le 5 juillet 1927 au quartier de Faubourg Lamy à Constantine. A l’école, il vit déjà très mal la langue française. Après ses études secondaires, il quitte Constantine et s’installe en France, à Aix-en-Provence où il entame des études de droit qu’il abandonne rapidement. De retour en Algérie, il est militant du Parti communiste algérien (PCA). Mais en 1955, il est contraint à l’exil et regagne la France. Il y rencontre Kateb Yacine et M’hammed Issiakhem pour former ce que Mohammed Harbi appellera dans ses Mémoires «le trio infernal». A cette période, Malek Haddad va travailler comme ouvrier agricole, en compagnie de Kateb Yacine, dans le nord de la Camargue.

S’il partage beaucoup de choses avec Kateb Yacine, Malek Haddad n’a pas la même conception de l’usage du français. Pour lui, elle doit rester un instrument qui exclut toute aliénation culturelle. «Il y a toujours eu une école entre mon passé et moi». «Je suis moins séparé de ma patrie par la Méditerranée que par la langue française.» Durant la Guerre de libération, il travaille à la radiodiffusion française et collabore à plusieurs revues, notamment Entretien, Progrès, Confluent, Les Lettres françaises. L’essentiel de ses publications, romans, recueils de nouvelles et poésies, se situent entre 1956 et 1961. Conférencier et diplomate, il effectuera différentes missions au nom du FLN pour porter dans différents pays la voix de l’Algérie combattante. Après 1962, il revient au pays et collabore à la création de la presse nationale. Il publie son poème «Le jour du siècle» dans la revue Atlas, fait partie du comité de rédaction de Novembre et anime à Constantine, la page culturelle d’An-Nasr (1965-1968). Mettant fin à ses ambitions littéraires – ce que certains appellent son «suicide» – et rompant ses liens avec le français, il s’engage dans la politique et assume plusieurs postes de responsabilité. Il a été directeur de la culture au ministère de l’Information et de la Culture (1968-1972), et secrétaire général de l’Union des écrivains algériens (1974-1976), conseiller technique chargé des études et des recherches dans la production culturelle en français dans le même ministère (à partir de 1972).

Abderahmane Bouguermouh, le cinéaste, auteur du premier long métrage en tamazighte, nous raconte l’anecdote qui suit : «Nous étions, Malek et moi, dans une chapelle où à l’occasion de la Saint Sylvestre, Taos Amrouche chantait devant une assistance qui buvait religieusement ses strophes. A la fin du spectacle, nous sommes sortis attendre Taos qui arrivait entourée d’une nuée d’admirateurs. Puis soudain, Malek accourut, prit la cantatrice par le bras et lança à ses accompagnateurs : «Celle-là cette grande dame est à nous», et derechef nous sommes partis en rigolant, invités par Taos pour diner chez elle. Charles Bonn note dans son essai «le Roman algérien d’expression française» que «Le tragique de Malek Haddad est bien celui de son acculturation d’intellectuel colonisé situé comme Khaled dans Le Quai aux Fleurs ne répond plus (1961), entre son univers culturel d’écrivain choyé par les milieux littéraires de gauche en France, et ses racines profondes constantinoises. Son œuvre est d’abord l’expression de la mauvaise conscience de l’écrivain qui se sait inutile à la révolution et à son pays. Elle est aussi celle du déchirement de personnages dépassés par l’Histoire, parce qu’ils en sont les victimes du fait de leur culture française, comme le héros de L’élève et la leçon (1960).» Malek Haddad est un romancier et poète à la fois. Ses recueils poétiques sont tous deux précédés d’une introduction.

La première intitulée « A mon ami le poète algérien » accompagne  » Le Malheur en Danger » (1956), qui paraît en pleine guerre de libération. Ce recueil est un texte qui mène droit au cœur du drame. C’est peut-être l’art poétique le plus dense qui fut jamais écrit. Le poète ne se pose pas en chantre de la révolution ou en défenseur d’un pays opprimé. Il entend simplement traduire les mouvements de son âme. »Ecoute et je t’appelle » est son deuxième recueil poétique. Il révèle une grande maitrise par le ton que Malek Haddad donne à ses poèmes; des vers mordants. Il réussit fort bien à rendre certaines nuances délicates, particulièrement dans les poèmes d’amour. Ce recueil est sorti en 1961, précédé de « Les Zéros tournent en rond », où le poète pose le douloureux problème des langues. Cette poésie se meut entre engagement et liberté amertume de l’exil et nostalgie d’un bonheur perdu qui sont les thèmes les plus nettement exprimés. Entre temps, il a écrit quatre romans. « La dernière impression » est son premier roman, publie en 1958. En 1959, il écrit « Je t’offrirai une gazelle » qui est une belle histoire d’amour qui se passe au Tassili, entre Moulay le Chaâmbi et Yaminata, la Terguie à laquelle il a fait le serment de lui offrir une gazelle. Le troisième roman, « Le Quai aux fleurs ne répond plus » (1961). Il a aussi un autre roman intitulé «L’élève et la leçon». Le narrateur, dans ce roman, médecin algérien, établi dans une petite ville de France, revoit en une seule nuit sa vie, son père mort à force d’avoir travaillé afin de lui assurer une existence décente, la femme qu’il aimait et qu’il n’a pu épouser et sont présent fait de remords et de sentiments de totale inutilité en vers la guerre de libération. Mais, le moment le plus marquant et le plus bouleversant dans la vie de l’écrivain constantinois, incorrigible, optimiste et croyant en son prochain, était sa rupture avec l’écriture, car le ressentiment qu’avait M. Haddad envers la langue française et ce qu’elle représente historiquement l’a poussé à rompre avec l’écriture, interrompant ainsi une carrière prometteuse. Contrairement aux écrivains algériens de sa génération, qui n’avaient pas de prétention particulière envers la langue de Voltaire, Malek Haddad a émis très tôt les réserves sur une langue dans laquelle il se sentait décidément exilé. Haddad a toujours intériorisé cet exil linguistique : sa non maîtrise de la langue arabe l’a assimilé à un fardeau lourd à porter. En fait, il ressentait son incapacité d’écrire en arabe comme un drame personnel, pourtant la langue française restant pour lui uniquement un instrument technique, pratique de communication. En vérité son véritable exil duquel il n’y reviendra jamais a bien été «la langue de l’autre», sur laquelle a eu cette apostrophe : « Chez nous, c’est vrai, chaque fois qu’on a fait un bachelier, on a fait un français. »Du fait, Malek Haddad qui n’a plus écrit après l’indépendance a eu ces mots terribles : « Je suis moins séparé de ma patrie par la méditerranée que par la langue française ». Malek Haddad décède à Alger, le 2 juin 1978, des suites d’un cancer. «Il aura toujours connu une Algérie malheureuse : les soulèvements de 1945, la répression, la longue guerre puis, moins douloureuse parce que tellement attendue, cette genèse chaotique que fut l’Indépendance», écrit Safia, sa fille.

S.A.H

Œuvre de Malek Haddad

Le Malheur en danger (poèmes), La Nef de Paris, 1956; Bouchène, 1988 (avec une illustration de Issiakhem).

La Dernière impression (roman), Éditions Julliard, 1958

Je t’offrirai une gazelle (roman), Julliard, 1959; réédition 10/18 no 1249, 1978

L’Élève et la leçon (roman), Julliard, 1960; réédition 10/18

Le Quai aux Fleurs ne répond plus (roman), Julliard 1961; réédition 10/18 no 769, 1973

Les Zéros tournent en rond (essai), Maspero, 1961

Écoute et je t’appelle (poèmes), Maspero 1961

Algériennes, (album de photographies), Alger, Ministère de l’Information, 1967.

Si Constantine m’était contée … série d’articles parus dans le journal An Nasr entre le 4 et le 14 janvier 1966.

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