Issu d’une famille acquise aux opinions libérales et démocratiques, Karl Jaspers est né le 29 février 1883 à Oldenburg (nord de l’Allemagne), d’un père juriste et d’une mère activant dans le domaine agricole. Son enfance fut aisée et protégée, mais la découverte en lui d’une mucoviscidose (maladie génétique), alors qu’il n’avait que huit ans, inquiéta sa famille puisque les médecins ne lui donnaient pas plus de vingt ans à vivre. C’est ce qui a peut-être déterminé le choix qu’il fit entre les études en droit auxquelles il commença à s’intéresser, influencé sans doute par la carrière de son père, et les études médicales pour lesquelles il trancha, qu’il entama en 1902 et qui furent couronnées par l’obtention d’un doctorat de médecine en 1909. Il exerça à l’hôpital psychiatrique de Heidelberg où le célèbre psychiatre Emile Kraepelin avait exercé auparavant. En 1913, il obtint un poste de professeur de psychologie à l’université de Heidelberg jusqu’à 1922, date à laquelle il devint titulaire d’une chaire de philosophie dans la même ville. C’est aussi à cette même date que la production intellectuelle de Karl Jaspers prit un tournant décisif, et ce, bien que les premières esquisses de sa pensée philosophiques fussent déjà perceptibles dans ses œuvres précédentes. Au cours de la première période de sa vie intellectuelle, les œuvres de Jaspers étaient consacrées aux questions psychiatriques et psychopathologiques, à travers des articles (sur les origines de la paranoïa 1910) et des ouvrages “Psychologie générale” 1913 ; “Psychologie des conceptions du monde” 1919. Dans cet ouvrage de 1919, l’orientation philosophique existentialiste était déjà affirmée. Sa pratique en psychiatrie qui le confronta à l’univers des maladies mentales, sa lecture critique de la littérature psychiatrique, son enseignement de la psychologie et surtout les événements de la première guerre mondiale dans laquelle s’est embourbé le IIe Reich ont joué un rôle certain dans la maturation de la pensée de Jaspers dont l’idée directrice consiste en le fait que les perceptions des réalités et les théories par lesquelles on tente de les expliquer, ne se situent pas à un même plan. Celles-ci sont conditionnées par le type de questions que l’on se pose, des présupposés desquels on part et des méthodes que l’on suit. En 1923, dans son ouvrage « L’idée de l’université », il laisse apparaître plus nettement la pluridimensionnelle de la réalité et de l’être humain. Prendre un phénomène ou un fait isolé ne peut conduire qu’à une vision segmentaire et réduite, donc partielle. Il est indispensable, pour lui, de considérer les jonctions et les ramifications du phénomène avec d’autres phénomènes pour atteindre l’appréhension de l’ensemble. C’est à partir de cet ouvrage que la pensée philosophique de Jaspers s’affirme en mettant au clair la distinction entre la pensée scientifique qui est méthodique et pensée, s’appuyant sur l’opinion et la croyance — lesquelles s’imposent à la conscience de façon accrue — et influent sur la perception où l’illusion ne fait pas défaut et l’interprétation des faits de la réalité. Pour Jaspers, la connaissance scientifique doit remplir trois critères essentiels : qu’elle soit acquise par la méthode, qui permet de savoir par quelle voie on a atteint telle ou telle connaissance et dans quelles limites, qu’elle jouisse d’une certitude contraignante en ce sens qu’elle s’impose à l’intelligence impartiale, qu’elle revête une valeur universelle, c’est-à-dire qu’elle soit admise par tous ceux qui la comprennent dans ses limites et sa relativité. La connaissance ainsi définie se distingue nettement de l’opinion et la croyance qui peuvent souvent relever de l’irrationnel et de l’irréfléchi. La pensée de Jaspers établit que la connaissance scientifique moderne et l’empirisme scientifique ne peuvent pas être transcendés et ne peuvent se confondre avec les thèmes fondamentaux qui interrogent la philosophie. Dans son ouvrage « Philosophie » (1932), il opère le choix entre céder au désespoir qui découle de l’impuissance de la pensée empirique devant les limites qu’impose son objet et la marche vers la transcendance dans une recherche du sens de la vie et de la mort, du lien de l’être humain à sa dimension historique, de l’expérience subjective de l’homme par rapport au sentiment de l’existence, de la relation de l’homme à la transcendance et au sublime. La suite de son œuvre est un développement et une élaboration croissants de ces thèmes, profondément influencée par les déchirements auxquels l’exposèrent les atrocités des deux guerres mondiales et l’entre-deux guerres au cours duquel il vécut, étant l’époux d’une juive, des persécutions nazies. Il assista impuissant à l’aliénation de son collègue et ami Martin Heidegger qui s’est laissé imprégner par les idées du IIIe Reich. En dépit de toutes ces désillusions, Jaspers a gardé une foi profonde en l’homme et sa capacité de faire triompher sa raison face aux peurs collectives par le cheminement à l’universel car les problèmes humains sont caractérisés par l’unité, les civilisations sont interdépendantes et les questions fondamentales sont mondiales. La très riche œuvre de Jaspers ne peut être contenue dans un si bref aperçu. Ce qui en émane est que la pensée de l’homme moderne doit comprendre le lien fondamental entre la science, l’existence et la raison qui doivent se fondre dans un esprit de paix, de démocratie et d’un ordre du monde bâti sur la justice. Cette unité universelle ne peut s’atteindre que par la richesse symbolique et la vérité. Après la deuxième guerre mondiale, en 1948, il s’établit à Bâle où il a retrouvé les valeurs libérales dans lesquelles a baigné son enfance.Karl Jaspers reçut plusieurs distinctions dont le prix Goethe (pour son ouvrage « Psychologie générale) ; le prix international de la paix en 1965 (pour son ouvrage de 1958 « La bombe atomique et l’avenir de l’humanité » dans lequel il dénonce » les mensonges de l’ONU » d’une paix universelle que celle-ci garantirait. Qu’en est-il de l’ONU d’aujourd’hui ?Le destin de cet homme avait voulu qu’il échappât au pronostic des médecins qui lui prédisaient une mort précoce et gratifia l’humanité de son génie. Il meurt à Bâle le 26 février 1969. Son œuvre influença d’une façon déterminante de grands penseurs de la phénoménologie tel que Paul Ricœur et Hans Georg Gadamer et demeure une source de lumière certaine.
Mourad B.
