Une pensée pour éclairer le présent

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En ces temps de remises en cause politiques, sociales et culturelles- enclenchées depuis plusieurs années à l'échelle du monde arabo-musulman, mais accélérées depuis la fin 2010 sous le nom, générique et incertain à la fois, de Printemps arabe-, les repères et les balises censés encadrer un tel processus d'évolution des sociétés sont, visiblement, des "denrées rares".

Depuis la Nahdha du 19esiècle qui a cherché à soustraire les pays arabes de l’emprise et de l’influence de la Porte Sublime, en portant haut l’entreprise de revivification des valeurs culturelles des peuples, et après les mouvements nationalistes de décolonisation du premier tiers du 20esiècle, c’est sans doute la première fois que les peuples de cet espace géoculturel ont nourri une actualité bouillante, voire dramatique, supposée soutenir un projet de libération politique face à des pouvoirs autocrates issus de la décolonisation. Quels que fussent, sur le plan doctrinaire, les arguments et les assises qui avaient accompagné la prise de pouvoir par ces élites politiques (socialisme arabe, baâthisme, nassérisme,…), et en dehors de certaines réalisations sur le terrain, le résultat général des courses est ce que Bourhan Ghalioun, intellectuel et opposant syrien, a appelé « L’État contre la Nation ». L’État, dans la configuration et le rôle qui ont été les siens, a été ce Léviathan qui fait peur à ses enfants. La formation de l’État-nation, qui a succédé à l’occupation coloniale, a visiblement manqué de pertinence, et ce, pour des raisons historiques objectives. Les peuples de l’aire culturelle arabo-musulmane ont été longtemps tenus en marge de l’histoire, c’est-à-dire depuis la période de décadence qui a été symboliquement consacrée par la chute de Grenade en 1492. Le siècle de Lumières, la révolution industrielle et d’autres conquêtes scientifiques, techniques, sociales et syndicales ont été menés sans la participation de peuples arabo-musulmans. Ces derniers ont subi l’occupation ottomane, puis la colonisation européenne, ce qui les a exclus du processus de formation des États modernes. Dans les différentes impasses qui se dessinent dans la voie de leur volonté de libération, les pays relevant de cette aire géo-historique, cherchent naturellement des repères dans la profondeur de leur histoire. La solution la plus facile, qui a diligemment réalisé des passerelles temporelles entre les premiers temps de l’islam et le monde moderne, c’est la « solution islamique ». Elle s’est imposée, ne serait-ce qu’à titre transitoire, dans la totalité des pays qui ont vécu, et qui continuent de vivre un hypothétique Printemps arabe. Les mouvements islamistes, ayant déjà travaillé au corps des sociétés et des communautés déçues par des modèles de développement jugées  »occidentalistes », mais surtout autoritaire et puissamment inégalitaires, ont détourné à leur profit un mouvement qui, en réalité porte dans ses entrailles des espoirs et des ambitions de libération politique, sociale et culturelle. Comme on pouvait s’y attendre, les mouvements islamistes n’ont pas de modèle de développement ou de schéma préétabli à proposer à la société même si des analystes les placent dans le camp du libéralisme économique et du bazar. De Tunis à Damas, et de Tripoli au Caire, les islamistes ont estimé que le temps de la « Cité idéale » est arrivé avec la chute des dictatures. L’Algérie a bu, quinze ans auparavant, le calice jusqu’à la lie de cette utopie politique qui se drape des valeurs de l’islam originel. L’Egypte a été gérée pendant une année avec un esprit sectaire qui présageait une dérive certaine. Certes, la reprise en main du pouvoir par l’armée n’est pas garante d’un processus démocratique qui ferait oublier l’ère Moubarak. Quant à la Lybie et au Yémen, ils sont déchirés par des luttes tribales, sustentées par l’extrémisme religieux, qui ont abouti à des guerres civiles, avec l’intervention de puissances étrangères, exposant ces pays à l’éclatement en une kyrielle de principautés. La Syrie y a fait déjà des pas de géant. L’Irak est passé par là. Il est le premier, dans la région, à subir la chute aux enfers, entraîné qu’il était dans une guerre contre l’Iran, dans l’occupation du Koweït et dans un interminable terrorisme ravageur qui fait encore des dizaines de morts par jour.

Élites et intelligentsia: une inquiétante vacuité

Dans sa quête de salut, le monde arabe découvre une espèce d’inquiétante vacuité sur le terrain de l’élite intellectuelle. Cette dernière est soumise, marginalisée, bannie ou « clientélisée ». Le résultat demeure le même. Aucune emprise sur les événements. Les manifestations de rue, qui ont préludé à la grande explosion et au départ des dictateurs, étaient toutes presque sans tête pensante. Lorsque le mouvement a été confisqué par le courant islamiste, il n’y a de référence « intellectuelle » qu’à partir des modèles archaïques qui sont loin de répondre aux aspirations des peuples concernés à la liberté et à la démocratie. Dans la recherche effrénée de ressourcement intellectuel pouvant éclairer les élites et les peuples d’aujourd’hui, un nom n’a cessé de revenir dans les rédactions de journaux, dans des séminaires académiques et dans certains cercles intellectuels. Il s’agit de Abdurrahman Ibn Khaldoun (1332-1406), un penseur maghrébo-andalou, oublié pendant près de quatre siècles. Ce fut une période de léthargie pendant laquelle le nom de cet historien-sociologue a été complètement escamoté. Pis, aucun autre nom ne viendra s’imposer dans le domaine de la réflexion sociologique ou politique avant la Nahdah du 19e siècle. La période ottomane est connue comme étant une ère guerrière dans la Méditerranée et fiscaliste à l’excès, où seules les armes et la levée d’impôts imposaient leur présence dans la société. C’est du côté européen que sera prolongée et approfondie la pensée d’Ibn Khaldoun à travers les œuvres de Nicolas Machiavel, John Locke, Rousseau, Montesquieu, etc. Puis par celles de Durkheim, Comte, Max Weber,… Le géographe Yves Lacoste, dans le livre qu’il a consacré à Ibn Khaldoun en 1966, sous le titre  » Ibn Khaldoun, naissance de l’histoire, passé du tiers monde » (éditions Maspero), donnera une perspective historique d’une grande originalité à ses œuvres, en écrivant: « Découvrir la pensée d’Ibn Khaldoun, ce n’est pas se dépayser dans un ‘’orientalisme’’ du Moyen-âge, ni s’évader vers le passé lointain d’une exotique contrée, ni se complaire à un débat historiographique qui peut paraître un peu académique. Étudier l’œuvre d’Ibn Khaldoun, ce n’est pas tourner le dos à notre temps, mais c’est faire avancer l’analyse des causes profondes du plus grave de nos problèmes actuels. En effet, l’œuvre d’Ibn Khaldoun éclaire une étape très importante du passé des pays qui sont aujourd’hui placés dans une situation de sous-développement (…) Ibn Khaldoun a étudié les structures médiévales qui ont ralenti (ou empêché) l’évolution économique, sociale et politique. Ce retard, combiné aux effets de forces étrangères, a rendu possible, plusieurs siècles plus tard, la colonisation qui a déterminé l’apparition du phénomène de sous-développement ». En novembre 2012, un colloque a été organisé à Tizi-Ouzou pour étudier l’œuvre d’Ibn Khaldoun avec une ambitieuse thématique  »l’histoire sociale des peuples et civilisations méditerranéens, vue et analysée par Ibn Khaldoun ». Six siècles avant Fernand Braudel, le pérégrin maghrébin a eu- au-delà de l’histoire événementielle des princes, des palais, des allégeances, des rébellions, des irrédentismes et des conflits guerriers-, à observer et analyser l’homme dans la société: ses types d’organisations, son adaptation au sol et au climat, sa mobilité inscrite dans l’espace et dans le temps, les relations entre les couches sociales, l’organisation de la Cité les lois favorables à l’urbanisme et le processus de fondation des civilisations et de leur décadence. Il a pu rendre compte de toutes ces facettes dans des œuvres qui étaient abusivement classées dans le domaine de l’histoire pure.

Une pensée multidisciplinaire centrée sur l’homme

De par ses préoccupations polyvalentes, mais convergeant toutes vers une synthèse scientifique dont le noyau dur demeure l’homme dans la société Ibn Khaldoun a contribué à la formation des sciences sociales modernes, particulièrement la discipline ayant pour nom sociologie, et ses appendices d’anthropologie culturelle et sociale; comme il a jeté les bases de la sociologie politique un siècle avant Machiavel et deux siècles avant John Lock et Montesquieu. Les notions de classes sociales, de stratégie de survie pour des populations acculées par une nature revêche, d’espace vital et… d’aménagement du territoire, ont été déjà abordées au 14e siècle- trois siècles avant la période des Lumières- par ce penseur maghrébin qui a su concilier la foi musulmane avec l’étude des lois de la nature et des réalités sociétales. Dans un entretien avec Olivier Mongin, directeur de la revue Esprit (novembre 2005), Abdessalam Cheddadi, intellectuel marocain et spécialiste d’Ibn Khaldoun, parle de ce dernier en ces termes: « Dans la théorie sociale et politique d’Ibn Khaldùn, la religion joue effectivement un rôle important à divers niveaux, mais elle n’apparaît qu’à un certain stade de l’analyse, et quand Ibn Khaldûn la fait intervenir, il se réfère à la religion en général et non à l’islam comme tel. Considérant la religion dans sa fonctionnalité politique, il pense, contrairement aux philosophes musulmans, que la religion n’est pas nécessaire. Il en donne pour preuve le fait qu’historiquement on trouve des sociétés qui fonctionnent parfaitement sans religion. Dans le processus de fondation du pouvoir et des États, Ibn Khaldûn reconnaît à la religion un rôle, mais seulement en tant qu’adjuvant aux forces sociales, dans la mesure où, en tant que ferment idéologique de l’unité des hommes autour d’un idéal élevé elle peut additionner sa force propre à celles-ci. D’autre part, après avoir examiné dans sa pureté le jeu naturel des forces sociales et politiques dans la formation et le fonctionnement des États, il montre que ce jeu s’inscrit historiquement dans un cadre institutionnel déterminé. Ce cadre, qui définit les règles du gouvernement, est, dit-il, soit fondé sur une base purement humaine et rationnelle, soit sur une base religieuse et divine ». Si, au sein des élites du Maghreb et de l’Orient musulman, le nom d’Ibn Khaldoun continue à constituer un repère non négligeable dans la pensée sociologique et historique, il dispose sans doute d’une aura plus grande dans les cercles académiques européens. Un chroniqueur oriental du milieu du 20e siècle a pu écrire qu’Ibn Khaldoun « a été lésé par les Arabes, et les Occidentaux lui ont rendu justice ». Sa relative réhabilitation est due aux chercheurs orientalistes qui ont exhumé ses travaux et ont en fait la traduction. De Slane (1801-1878) a procédé à la traduction en français de la  »Moqaddima » (Prolégomènes) et de  »L’Histoire des Berbères et des dynasties musulmanes de l’Afrique septentrionale ». Il fut un temps où, en Algérie, ses ouvrages n’existaient pas dans les librairies. Par la suite, on trouvait des traductions en français. Ce n’est qu’au cours de ces dernières années que la Moqaddima et Kitab El Ibar sont commercialisés en arabe. Mais, que représente l’intellectuel maghrébo-andalou dans le système d’enseignement? Il ne faut pas se faire beaucoup d’illusions sur la connaissance qu’en ont les élèves et les étudiants.

Une audace intellectuelle à méditer

Même dans le reste du monde arabe, il demeure un cas atypique de penseur qui ne répond à aucune norme de l’époque qui l’a vu naître, celle où la science se réduisait à la seule connaissance théologique, voire moins, à la connaissance liturgique. Les questions que se posait Ibn Khaldoun sur l’homme, la Cité et la civilisation n’avaient pas encore droit de cité. Aujourd’hui encore, dans la tourmente politique et culturelle que vivent les peuples arabo-musulmans, peu de références sont faites aux travaux d’Ibn Khaldoun. Abdessalam Cheddadi, qui a traduit de larges extraits de  »Kitab El Ibar » d’Ibn Khaldoun, dira que si Ibn Khaldoun était vivant aujourd’hui, « la chose qui le désolerait le plus, c’est la confusion qui règne dans nos esprits à propos de nous-mêmes, de notre passé et de notre avenir. Homme libre, il ne comprendrait pas notre résistance à penser et à analyser notre réalité. Il verrait sans doute aussi à quel point la société qu’il a connue a changé et serait profondément étonné lui qui était si sensible au changement et à ses conséquences, de nous voir si rigidement attachés à des usages et à des traditions qui ont perdu toute efficacité sociale. Quant à savoir s’il serait ministre ou dissident, on ne pourrait, bien entendu, que faire des conjectures. Mais, c’était un homme qui avait sûrement un idéal de justice profond, bien que tempéré par le réalisme et à l’attachement à l’ordre. Peut-être qu’il ne serait ni ministre ni dissident, mais tiendrait une position beaucoup plus importante, qui est de penser, d’analyser, d’éclaircir et de tracer le meilleur chemin pour l’action (…) Notre monde ancien, si ne nous voulons pas rester aveugles, est réellement en train de s’écrouler, et le besoin le plus urgent pour nous, est de penser cela. L’exemple d’Ibn Khaldoun, ne fût-ce qu’au niveau de l’audace intellectuelle, doit être pour nous un objet de méditation » (Algérie-Actualités- 28 juin 1990).

Amar Naït Messaoud

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