Dans l’état où se trouve la culture politique dans notre pays, il serait sans doute inadéquat et contreproductif de ne focaliser l’attention que sur la ligne de démarcation, entre majorité et opposition, telle qu’elle est tracée de façon figée depuis la dernière élection présidentielle d’avril 2014. En effet, la politique dans son étendu, où l’on entend la gestion de la cité est partout présente. Et presque partout, elle est en mauvaise posture sur le plan de la pratique, de la morale et de la culture qui la sous-tend. Même s’ils s’en défendent, les acteurs de ce qui est appelé abusivement ou, rarement, à bon escient, la « société civile »- censée être animée par les associations, les syndicats, les corporations professionnelles, les clubs culturels ou estudiantins, etc.- ont une part de responsabilité dans la chute du niveau de la culture et de la pratique politique dans notre pays. Cette société civile qui arbore ce concept à toutes les occasions, tarde à acquérir sa maturité et, partant, son autonomie. Interface entre la société dans toutes ses composantes, et l’administration (qui se cristallise d’abord dans les structures de l’Etat), la société civile demeure quelque part prisonnière d’un schéma que l’on a établi en dehors d’elle. Un schéma de rapports rentiers entre les différents acteurs, où presque aucune marge de manœuvre n’est laissée aux acteurs autonomes. Partout dans les pays politiquement et économiquement avancés, la société politique (partis et technocrates qui se retrouvent dans les cercles de décision), se distingue de la société civile, au moins par un facteur de poids: c’est que cette dernière n’est pas à la recherche de postes de responsabilité ni d’intérêts politiques étroits. Pourtant, il arrive souvent que des partis de grande envergure soient à l’origine de la création de certaines associations ou de syndicats. Et c’est d’ailleurs à ce moment-là que l’on peut jauger du degré d’autonomie de la société civile par rapport à la société politique. Les associations et les syndicats sont-ils alors de simples « satellites » ou des faire-valoir de la société politique, ou des corps indépendants, en prise sur les problèmes de la société? En Algérie, ce genre de débats n’a pas encore bénéficié d’un espace suffisant dans les médias ou dans l’espace public en général. C’est que l’économie rentière, ayant généré un clientélisme ravageur, a paralysé le champ intellectuel et les territoires de la réflexion. En juin 2011, il y a eu ce qui fut pompeusement appelé les « états généraux de la société civile » organisés par le Conseil national économique et social (CNES). De lucides contributions y ont été faites par certains invités et une espèce de ronronnement inutile a été débité par d’autres. L’on ne pouvait pas visiblement s’attendre à une réussite totale pour les objectifs tracés à ce forum, à savoir réunir les acteurs de la société civile, procéder à un tri ou provoquer une décantation dans le corps associatif algérien en l’espace de quelques jours, et réhabiliter, dans l’immédiat, le rôle censé être le sien après avoir longtemps frayé avec la rente et après avoir été longtemps utilisé comme simple alibi d’une façade démocratique que l’on voulait luisante et irréprochable. L’on a entendu des intervenants rappeler solennellement les gestionnaires du pays à l’ordre, et surtout dire des vérités qu’il nous est difficile- dans notre griserie pétrolière- d’admettre. Il a été dit que l’Algérie- par la voie politique et économique qu’elle s’est donnée- n’est pas un pays en développement ! C’est un pays sous-développé. À elles seules, les recettes énergétiques ne peuvent pas faire de notre pays un pays développé. L’actuelle crise financière- qui peut, s’il y a une volonté politique solide, devenir une opportunité de se remettre en cause et d’installer les véritables alternatives- a montré qu’en comptant sur la seul « vertu » des hydrocarbures, on construit un château de cartes qui risque de s’écrouler à la moindre brise. On reconnaît à ce forum, même s’il a été organisé par une institution publique et malgré l’expression farfelue de certaines voix plutôt euphorisantes, cette manière franche de mettre sur la table un concept, celui de la société civile, de le remettre en cause et d’en décrypter les contours pour appeler à une nouvelle vision des choses. En effet, la notion de sous-développement que l’on applique à un certain nombre de pays qui tardent à émerger de l’ancien tiers-monde, exprime le plus souvent un retard dans les structures économiques et un faible niveau de vie des populations. Cependant, ce concept ne peut être limité à cette sphère. Ses dégâts sont aussi et surtout à observer dans le niveau socioculturel du pays et dans les pratiques politiques de ses gouvernants, de son élite et de ses élus. Cette notion trouve également son sens dans la bureaucratie de l’administration, l’anarchie et le niveau médiocre de l’école et dans le déficit de perspectives de l’université. Ce qui complique et aggrave la position de l’Algérie par rapport à celle des autres pays dits sous-développés est incontestablement la nature des enjeux autour desquels gravitent une grande partie des acteurs politiques. La puissance vénéneuse de la rente pétrolière a produit une sorte d’ankylose de la société et de la sphère intellectuelle. Et c’est pourquoi, la majorité des acteurs du monde associatif ou de la sphère politique sont enchaînés par des fils à la patte. S’il y a bien une notion ou une vision devenue denrée rare, c’est bien celle de l’autonomie des acteurs. Le multipartisme, la liberté d’expression et l’ouverture du champ médiatiques, aussi nobles que soient leurs objectifs, et aussi sincères que soient les intentions qui les fondent, ne peuvent pas assainir, du jour au lendemain, un passif où se sont accumulés les mauvais choix, les décisions unilatérales et la tentation autoritaire. Tous ces travers, englués dans la rente, ont produit un immense retard culturel qui affecte l’école, l’université la sphère religieuse, les médias, etc. L’accès aux fruits de la société civile est difficilement imaginable dans un tel contexte. La recherche de nouveaux modèles économiques, à laquelle la crise à poussé les gouvernants et la société tout entière, pourrait constituer un premier déclic vers les valeurs du travail, de la rationalité de la formation et de la culture. C’est sur la base de l’accumulation de ces valeurs que l’on pourra espérer, dans quelques années, un embryon de société civile.
Amar Naït Messaoud