L’homme à la voix de liberté

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Il est venu au monde en Kabylie, à Ighil Ali, le 7 février 1906. Il a été élevé à la source des âmes et des vertus, quoi qu’il n’en ait rien à cirer. Il a trituré la glaise et a bu le calice jusqu’à la lie. Pont entre deux mondes, Jean Mouhoub Amrouche, puisque c’est de lui qu’il s’agit, a su, par la force de son style et la cohérence de son engagement en faveur de l’autonomie des cultures et de l’indépendance des esprits, redynamiser le fonds culturel de ses ancêtres, au demeurant fort négligé et complètement méprisé aussi bien par les colons que par  »les indigènes » durement touchés par un génocide culturel et civilisationnel des plus monstrueux que l’humanité ait connu de la part du colonialisme français. Ceci étant dit, l’histoire des peuples ne se conçoit pas comme une robe de mariée. Elle a ses côtés pervers dont il faut se débarrasser, mais elle a également ses apports interculturels qui s’imposent d’eux-mêmes par la force des choses et avec lesquels les sociétés clairvoyantes doivent composer : «Je suis le pont, l’Arche qui fait communiquer deux mondes, mais sur lequel on marche et que l’on piétine, que l’on foule (…) Je le resterai jusqu’à la fin des fins, c’est mon destin». Au lycée Carnot de Tunis, où il enseignait et où il avait comme élève Albert Memmi qui témoignera plus tard dans son roman autobiographique «La statue de sel» : «Il vivait au lycée, orgueilleux et ambitieux, dans une complète solitude. C’était pour ses collègues, un impardonnable scandale spirituel de voir ce métèque manier le français que les ayants droit. L’ironie, la calomnie et la méchanceté qu’il suscitait maladroitement par ses remarques et ses réparties cassantes, le lui faisait bien voir». Il n’est jamais sorti de ses problèmes, en sortira-t-il un jour ? Il a écrit «L’eternel Jugurtha» œuvre magistrale «œuvre majeure» pour Mammeri : «Je soutiens aussi que ce n’est pas un hasard. Chef-d’œuvre non seulement par ce qu’il dit, mais plus encore par toutes les fulgurances, les envolées, les cris, les repentirs, par ce qu’il évoque à l’horizon du verbe, par tous les harmoniques qu’au fil des périodes lentement balancées ou au contraire des ellipses impatientes le texte évoque ou provoque. Le choix de l’emblème est déjà par lui-même une profession de foi. Jeter d’entrée de jeu le nom de Jugurtha à la face d’un lecteur inaverti, c’est un défi, presque une agression. Parmi tous les héros emblématiques de l’histoire berbère, Jean eût pu en choisir de moins périlleux, de plus rassurant. Pour rester dans le domaine de l’antiquité classique, où il a été prendre le sien, il aurait pu évoquer Massinissa, figure exemplaire, dont au moins la devise très moderne «l’Afrique aux africains» eût dû le séduire. Mais non ! Ce qui a enflammé l’imagination du poète, ce n’est pas les solides mais sages vertus d’un prince, pour ainsi dire classique, mais la vie brève, torrentueuse, toujours l’extrême pointe d’une tension où elle interpelait le destin, d’un bâtard devenu roi contre la conspiration médiocre». Il faut aussi débusquer Jean ou El Mouhoub c’est selon, dans la poésie, l’essaie et les écrits journalistiques où il a été d’une constance jamais démentie. Il a écrit avec une rigueur et une sincérité défiant la normalité d’alors. «C’est le destin d’un homme exceptionnel, Jean El-Mouhoub Amrouche, Algérien universel, selon Mohammed Dib, arche qui fait communiquer deux mondes comme il se définissait lui-même». Il a posé les vraies questions et a répondu selon sa manière. On comprend mieux dès lors sa définition de lui-même : «La France est l’esprit de mon âme et l’Algérie l’âme de mon esprit (…) Je suis l’homme d’une double déchirure». Jean Amrouche n’a jamais renier l’Algérie, c’est sa terre natale, il a essayé de sauvé l’amont et l’aval et il a servi son berceau, auquel il a consacré sa vie jusqu’au dernier souffle. «Je suis le pont, l’Arche qui fait communiquer deux mondes, mais sur lequel on marche et que l’on piétine, que l’on foule (…) Je le resterai jusqu’à la fin des fins, c’est mon destin». «Ombres flottantes sur clarté diffuse / Faibles lueurs sur la nuit épaisse / Par les regards trop stricts des hommes / Qui cherchent à résoudre l’énigme de leur cœur / Salve nocturne de l’âme / Où les faisceaux du soleil s’épuisent / Replié sur moi-même je cherche / le rayon primordial / comme une clef des songes» (in Cendre 1928 – 1934). Mouloud Mammeri l’avait rencontré peu avant sa mort sur la terrasse d’un hôtel à Rabat. Nous avons commencé à supputer les chances de la paix et après elle, les visages possibles de la libération. Nous le faisions en français. Puis brusquement, sa voix a mué. Elle est devenue sourde. Je devrais l’écouter pour l’entendre. J’ai mis quelque temps pour m’apercevoir que nous avions de registre : nous étions passés berbère. C’est que, je pense, nous sentions, sans avoir besoin de nous le dire, que pour ce que nous disions c’était l’instrument le plus juste (…)». Jean El Mouhoub Amrouche était poète, journaliste, romancier, animateur radio. Ses entretiens avec Mauriac, Giono, André Gide, Claudel… s’imposent par leur qualité. Mais que reste-t-il de Jean Amrouche chez nous ? Il est enterré en France, l’a-t-il souhaité ? Il reste rien hormis le souffle de l’âme, les pierres de schiste bleu qui ne l’abritent pas, et un semblant de chant qui berce l’âme et ses bleus. Pas plus, rien de plus. Quelques instant avant sa mort, sa sœur Taos (Marie Louise) lui consacre un texte : C’est à midi 15, le lundi 16 avril 1962- lendemain des Rameaux- qu’il nous quitta. À midi 15, heure à laquelle il aimait rassembler les siens, à préparer de ses mains princières un couscous vermeil pour ses amis et ses proches, heure à laquelle il se mettait à l’écoute du monde avec une douloureuse attention. Il est mort en montant. D’autres que moi parleront de son rôle de médiateur dans cette lutte ardente, devenue son champ de combat : il s’y est épuré- je le voyais de jour en jour se dépasser, se magnifier. Il s’y est pleinement accompli, malgré son regret de n’avoir pu écrire ses poèmes et récits qu’il eut aimé laisser à ses enfants. Il se savait la ‘’victime élue’’. D’autres diront l’or et le bronze de sa voix qui enrichit et conforta, durant des années, tant d’auditeurs invisibles devenus amis. Je ne parlerai, moi, que du frère, du fleuron de notre famille, car El Mouhouv -Le Prestigieux- était son nom. Et le Nif- ce sens de l’honneur, de la parole donnée, propre à notre veille race berbère,- s’était réfugié en lui. D’où sa haute idée du pacte, de l’engagement sacré. D’autres diront comment ce rationaliste, ce cartésien, était au même temps un visionnaire alliant à une intelligence aiguë une sorte de grâce et de foi naïve qui lui permettaient de tenir un langage de prophète, de poète […] L’ultime moment était venu. Mue par une force obscure, j’ai posé ma tête près de la sienne sur l’oreiller et je lui ai dit en kabyle, consciente de représenter les absents, la terre natale, les tombes ancestrales qui ne l’abriteraient pas, je lui aie dit : «El Mouhouv bien aimé avances sans crainte. Tu es dans ta maison et ta maison est pleine. Ta femme est là ta fille aînée est là ta cadette est là ton petit garçon est là. Ton frère René marche vers toi. Et moi, Taos, ta sœur, je suis là et notre mère est aussi là avec toi. Ne crains rien. Avances. Tout ton pays est avec toi, tout ton pays est derrière toi». Taos Amrouche In «Jean Amrouche, mon frère, le chef de tribu». In Esprit. Octobre 1963. Que dire aujourd’hui, 54 ans après la disparition de Jean El Mouhoub Amrouche ? Que la terre toujours, mais que cela ne doit pas nous faire oublier le devoir de mémoire que nous lui devons à lui, à sa mère et à sa sœur.

Par S. Ait Hamouda

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