Un héritage intellectuel qui interroge le monde

Partager

Ayant marqué son époque d’une façon déterminante, Jean-Paul Sartre est celui qui résista à l’occupation allemande, qui signa le «Manifeste des 121» — déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie, le 4 septembre 1960 —, qui déclara, en 1958, à propos du combat des Algériens contre l’occupant : «Je ne puis être libre si tout le monde ne l’est pas» ; il fut également celui qui, en 1964, refusa le prix Nobel de littérature.Homme de lettres, dramaturge, philosophe, Jean-Paul Sartre était de tous les combats du XXe siècle. Par le moyen de l’écriture, de l’intervention médiatique et même par son engagement physique, il a donné au mot intellectuel le sens qui sera le sien des décennies durant et qui n’a pu être altéré par les tentatives de gauchissement qu’il n’a cessé de subir.Après la mort de Sartre le 15 avril 1980, la pensé intellectuelle en France a perdu l’un de ses plus prestigieux repères ; ce qui fera écrire à Jérôme Garcin de «L’Événement du Jeudi» (septembre 1988) : «Huit ans après la mort de Sartre, la France s’obstine à se croire orpheline de philosophie. Elle ne s’en est toujours pas remise, d’avoir perdu son athlète complet de l’intelligence dont les idées, des plus prospectives aux plus erronées, faisaient le tour du monde aussi vite que le Concorde».

Il est vrai qu’il n’est pas facile de succéder à Sartre, d’autant plus qu’il faisait partie d’une génération de penseurs qui ont très fortement marqué le siècle : André Malraux, Michel Foucault et Raymond Aron.

Il tenait aussi habilement et aussi fermement le stylo que le mégaphone. Ce dernier instrument lui sera surtout efficace sur l’esplanade des universités parisiennes lors des graves soulèvements estudiantins de mai 1968. «On n’arrête pas Voltaire !», fera observer le général de Gaulle à ses conseillers qui lui avaient proposé de réprimer une marche à la tête de laquelle se trouvait Sartre. C’est sous le patronage intellectuel de Sartre que ces évènements se sont produits, ce qui aboutit aux Accords de Grenelle (27 mai) qui ont consacré de grands avantages sociaux aux travailleurs.Garcin écrit encore : «Sartre était une légende, avant d’être une pensée. Celle d’un maître à qui ses disciples venaient remettre en main propre, fussent-elles parfois sales, leur lettres de créance intellectuelle. Celle d’un pur esprit dont l’enveloppe charnelle flattait la moleskine des cafés de Saint-Germain. Celle d’un meneur de foules qui tenait la plume aussi fermement que le mégaphone. Celle d’une conscience qui avait épousé le siècle, pour le meilleur et pour le pire. Celle d’un contemporain qui était déjà un classique (…) Sartrien rimait avec régalien».Il est vrai qu’il n’est pas facile de succéder à Sartre, d’autant plus qu’il faisait partie d’une génération de penseurs qui ont très fortement marqué le siècle : André Malraux, Michel Foucault et Raymond Aron.«Commémorer le Centenaire de la naissance de Sartre, qui refusa l’idée d’héritage et de postérité, n’est-ce pas un non-sens ? La cocasserie semble échapper, en tout cas, à ses disciples énamourés qui publient, aujourd’hui, des ouvrages en hommage à leur maître à penser, dont les funérailles, il y a 25 ans, provoquèrent un déferlement spontané de la foule au cimetière de Montparnasse. Du jamais vu depuis l’enterrement de Victor Hugo et celui d’Edith Piaf», écrit le Figaro du 10 mars 2005.

Un engagement dans le siècleNé le 21 juin 1905, Jean-Paul Sartre n’a pas connu son père. Il est élevé par son grand-père paternel. A l’ Ecole normale supérieure (1924-28), il se signale par ses prises de position contre le cartésianisme et l’éclectisme. Professeur au Havre et à Laon, puis à Paris, il passa ensuite une année à Berlin (1933-34), étudiant surtout Husserl et Heidegger.Il inaugure avec La Nausée une carrière de romancier et de dramaturge, pour qui la littérature est un moyen de transmettre ses conceptions philosophiques. Il produira des ouvrages purement philosophiques : L’Imagination (1936), Esquisse d’une théorie des émotions (1939) et L’Être et le Néant (1943). Si les deux premiers livres ont trait à la «phénoménologie psychologique», le dernier le fera connaître comme étant le maître de l’existentialisme athée.L’auteur y développe sa conception générale de l’homme comme «existant» jeté dans un monde où il ne peut que reconnaître l’absurdité de sa situation, absurdité commandée par le caractère inaccessible de l’en-soi que constituerait ce monde. La thèse de Sartre expose le problème de l’homme à mi-chemin entre le Néant dont il est issu (identifié à la liberté humaine) et l’Être auquel il aspire dans l’angoisse, plongé par surcroît dans une réalité fuyante et en état de mue perpétuelle.L’expérience de l’absurde serait, selon Sartre et Camus, l’expérience authentique de l’existence. L’absurde a pris, tour à tour, dans la philosophie existentialiste, l’aspect de l’angoisse chez Heidegger, l’absence de toute raison valable de vivre chez Sartre, de l’incohérence de notre condition chez Camus, d’échec fatal chez Jaspers. Toutefois, Sartre, à la suite de Camus, en vient à voir dans l’action le seul refuge contre l’absurde et la seule manière de donner un sens, fût-il partiel, à notre existence. C’est ce que suggère Sartre dans son autre ouvrage écrit en 1946 : L’Existentialisme est un humanisme. L’homme peut échapper à cette absurdité, à cette opacité, en imposant un sens au monde par l’exercice de sa liberté. Sartre conçoit celle-ci sur un modèle husserlien, à partir d’une coupure radicale : cette liberté serait en elle-même aussi incompréhensible que le reste si le sujet ne réussissait à la reconnaître, dans un premier temps, comme néantisation (activité de l’homme qui vide le monde de sa prétendue nécessité logique, y faisant apparaître sa propre contingence et sa liberté possible), dans un deuxième temps, comme imposition, toujours à renouveler, d’elle-même à l’ordre de la nature ou de la nécessité.

Cette doctrine implique l’athéisme, et pour Sartre elle a impliqué progressivement un engagement politique. Il avait largement adhéré au marxisme ; mais ses rapports avec cette analyse des rapports humains se sont quelque peu altérés lorsqu’il a voulu y apporter sa touche personnelle se rapportant à la théorie du sujet singulier et à la liberté humaine en tant qu’elle échappe à la réification (chosification).

Cette doctrine implique l’athéisme, et pour Sartre elle a impliqué progressivement un engagement politique. Il avait largement adhéré au marxisme ; mais ses rapports avec cette analyse des rapports humains se sont quelque peu altérés lorsqu’il a voulu y apporter sa touche personnelle se rapportant à la théorie du sujet singulier et à la liberté humaine en tant qu’elle échappe à la réification (chosification).Jean-Paul Sartre a simultanément mené une action militante, philosophique et littéraire avec sa compagne de toujours, Simone de Beauvoir.Son écriture littéraire se veut presque un prolongement «vulgarisé» de sa pensée philosophique. C’est lui qui consacrera le concept de «littérature engagée», notion qui sera portée haut et fort par des écrivains d’Amérique du Sud et d’Afrique, mais qui subira un destin contraire chez tous les laudateurs des dictatures et des despotismes qui finiront par en galvauder le sens.Son théâtre illustre parfaitement ses positions philosophiques et ses choix politiques.«Les mouches», «Huit clos», «Les Mains sales», «La P…respectueuse», «Le Diable et le Bon Dieu», «Les Séquestrés d’Altona» sont autant de pièces qui montrent le «péché originel» de l’humanité, à savoir le sentiment de l’absurde, et l’engagement de l’homme dans la conquête de sa liberté. Son œuvre romanesque qui va de «La Nausée» (1938) jusqu’aux «Chemins de la liberté» (fin de la seconde Guerre mondiale) en passant par «Le Mur» (1939), se présente comme une quête des relations de l’homme avec l’histoire et comme une solution au problème des valeurs et de la liberté qu’il faut conquérir chaque jour dans l’angoisse et le désespoir, sans même avoir la certitude de ne pas être un «salaud». D’autres domaines d’écriture ont intéressé Sartre, particulièrement ce qui constituera un prolongement presque naturel de son œuvre de fiction et de ses travaux philosophiques : il s’agit bien entendu de la critique littéraire qui prend parfois l’aspect de thèse littéraire, idéologique ou philosophique. C’est ce qu’il a développé dans ses «Situations» et dans d’autres ouvrages du même genre, en plus des écrits qu’il a produits pour sa propre revue «Les Temps modernes».«Source et centre, surtout dans les années 50, d’un mythe auquel, d’ailleurs, il n’a jamais accepté de s’identifier, Sartre reste, certes, le maître de l’existentialisme, et son œuvre philosophique élabore en doctrine quelques-unes des réactions les plus profondes de toute une génération à la recherche de son identité humaine. A partir de là, la théorie et la pratique de l’engagement littéraire, la poursuite passionnée et difficile, dans la vie et dans l’œuvre, d’une expérience efficace de convergence entre création et action confèrent au personnage et à l’œuvre de Sartre toute leur dimension tragique. L’ironie elle-même ou la désinvolture apparente du ton et du langage ne sont que des moyens de révéler, en se donnant l’air de les exorciser, les démons intérieurs d’une torture à laquelle se réduit finalement la condition humaine», écrit le professeur Henri Lemaître.Philosophe d’une grande rigueur et d’une rare lucidité, homme de lettres qui su insuffler la dimension philosophique à ses œuvres (le sentiment de l’absurde, le tragique et l’engagement) et enfin homme de conviction et d’action qui a su mobiliser d’autres énergies autour de ses idées, Sartre reste l’intellectuel emblématique du 20e siècle dont l’héritage continuera pour longtemps à interroger le monde.

Amar Naït Messaoud

Partager