Hormis Salman Rushdie qui épousera par la suite la nationalité britannique, les écrivains Indiens restent quasi inconnus des lecteurs et absents sur la scène littéraire mondiale. Pourtant, le début du siècle dernier a connu un géant de la littérature universelle dont les œuvres ont été fortement traduites dans plusieurs langues et a été également parmi les premiers lauréats du Prix Nobel de littérature. Rabindranath Tagore, puisque c’est de lui qu’il s’agit, a été sacré par la plus prestigieuse distinction littéraire universelle en 1913. Cependant, on ne doit surtout pas limiter le nom de Tagore à la littérature uniquement, mais il faut admettre qu’il a contribué à l’évolution de la société Indienne, à son éducation et à son épanouissement. Si son contemporain, le Mahatma Gandhi reste le père spirituel de l’Inde, Tagore- né huit ans avant le héros de la marche du sel et décédé sept ans après lui- a été son éclaireur. C’est en effet Tagore qui, dès son jeune âge a pris son bâton de pèlerin par monts et vaux, dans les villes et villages pour parler publiquement aux populations, la basse société notamment. Rabindranath est issu d’une famille de nobles et d’illuminés.Vers la fin du 17e siècle, ses ancêtres avaient quitté leur terre natale pour s’établir à Govindpur, l’un des trois villages qui, plus tard, devaient constituer Calcutta. Avec le temps, la famille Tagore qui prospérait dans les affaires et la banque, acquit des biens et des intérêts commerciaux considérables. En effet, elle avait tiré des profits considérables de la puissance croissante de la Compagnie Britannique de l’Est Indien. Le grand père de Rabindranath, Dwarkanath Tagore, vivait luxueusement et brava l’interdit religieux hindou de l’époque pour voyager en Europe, tout comme son contemporain, Rammohan Roy, le réformateur social et religieux du 19e siècle.Une fois ses cours terminés, le jeune Tagore était libre de vagabonder comme le vent. Le programme resta le même lorsque le père et le fils poursuivirent leur voyage pour demeurer quelque temps à Dalhousie, au pied de l’Himalaya: là aussi, l’exploration des montagnes et des forêts succédait aux leçons de sanscrit, de littérature anglaise et de religion. Après la vie citadine de Calcutta, cette communion avec la nature fut une révélation. Vers l’âge de quatorze ans, il abandonna progressivement la scolarité de type formel et poursuivit ses études chez lui, travaillant seul ou avec l’aide de précepteurs dans différentes disciplines; il eut aussi des professeurs de lutte, de musique et de dessin. La forme que prirent ses premières années d’études devait le marquer profondément. En 1878, son père l’envoya étudier à Londres car il le destinait à la fonction publique indienne ou à la profession d’avocat. Rabindranath passa l’examen de fin d’études secondaires puis s’inscrivit à University College, à Londres. Il ne mit pas de temps à tomber sous le charme de la langue de Shakespeare et prit plaisir à découvrir la vie sociale et la musique occidentale. Pourtant, il rentra brusquement chez lui au bout de dix-huit mois sans avoir terminé ses études. Il avait toutefois acquis le sentiment que la nature humaine était peut-être partout la même.C’est aussi de cette époque que datent ses débuts dans l’enseignement. Il créa une école à Seliadah, où se trouvait son domaine, et y envoya ses propres enfants. Les élèves s’y familiarisaient avec diverses disciplines, dont l’anglais qu’enseignait un professeur anglais. Tagore commença aussi à installer des coopératives, des écoles et des hôpitaux dans les villages situés sur ses terres et s’efforça d’introduire de meilleures méthodes d’agriculture et d’élevage. Il poursuivait en même temps son œuvre littéraire. Tagore a appelé cette période le Sadhana – préparation, réflexion, austérité et auto, éducation en vue d’une vie sociale active. Il vivait soit à Seliadah, soit sur son bateau sur la rivière Padma, visitant les villages, parlant aux habitants et les écoutant parler de leurs difficultés. C’est ce qu’il apprit alors qui servit de base à ses expériences ultérieures dans le domaine de l’éducation.Il n’a pas cessé de fustiger les responsables à tous les niveaux, qui s’enrichissent sur les dos des populations parfois misérables, sans se soucier de trouver des solutions pour les sortir de leur isolement et leur indigence. Il dit à cet effet: «Nos prétendues classes responsables vivent dans l’aisance parce que l’homme ordinaire n’a pas encore compris sa situation. Voilà pourquoi le propriétaire le bat, le prêteur sur gages le tient à la gorge, le contremaître le maltraite, l’agent de police l’escroque, le prêtre l’exploite et le magistrat lui fait les poches». Tagore était convaincu que l’on ne changerait pas cette situation en faisant appel aux sentiments religieux du propriétaire, de l’agent de police ou du prêteur sur gages. Dans la société, ce n’est pas la charité qui fait loi mais la nécessité. Il faut donc avant tout que les êtres perçoivent le lien qui fait d’eux une société. S’il est une voie qui peut conduire à cette prise de conscience, c’est l’éducation. Tagore comprit, à partir de sa propre expérience des attitudes des paysans et de leur comportement social, que la force ne pourrait être engendrée que dans une société villageoise autonome, prenant elle-même les décisions la concernant et déterminant son propre rythme de croissance. Il n’a cessé de revenir dans différents contextes sur ce thème de l’autosuffisance locale, des initiatives locales, de l’encadrement et du gouvernement locaux centrés sur la coopération. Tel pourrait être le point de départ d’une réorganisation de la société rurale fragmentée de l’Inde, pour une vie meilleure. Tagore savait que l’éducation et les conseils de village ou Panchâyat étaient les seuls instruments existant du changement économique et social, et que les villageois auraient besoin d’aide extérieure, sous diverses formes, pour accomplir ce changement. Selon ses propres termes: «La pauvreté naît de la désunion, et la richesse de la coopération. Quel que soit l’angle sous lequel on se place, telle est la vérité fondamentale de la civilisation humaine». En 1901, il décida de créer une école à Santiniketan, Ses débuts dans la littérature remontent à 1882 où il publie son recueil de poésie en bengali intitulé Sandhya Sangeet (Chants du soir). C’est à peu près à cette époque qu’il eut une sorte d’expérience mystique, au cours de laquelle il perçut l’unité de tout ce qui existe, lui-même étant partie intégrante de ce tout. La même année, il écrivit son célèbre poème Nirjharer Swapna Bhanga (Le réveil de la source) et prit conscience de son talent particulier de poète. De 1884 à 1890, il publia plusieurs volumes de poèmes et quantité d’oeuvres en prose : articles, critiques, pièces de théâtre et romans, surtout, étaient des oeuvres d’imagination, mais il commençait à acquérir une expérience directe et intime de la vie misérable des paysans pauvres au Bengale. Cette nouvelle expérience transparaît dans Galpaguccha (Un bouquet d’histoires, 1900) ainsi que dans les nombreuses lettres qu’il écrivit à sa nièce, publiées par la suite sous le titre de Chinnapatra (Lettres déchirées) et Chhinnapatravali (Collection de lettres déchirées), et qui sont considérés comme des oeuvres maîtresses de la littérature bengali, tant par leur style que par la manière dont la campagne bengali y est décrite.La vie à Santiniketan laissa sa marque sur le travail littéraire de Tagore. Il raconta l’Inde d’hier et d’aujourd’hui et exalta la noblesse de l’abnégation. Il publia aussi des romans plus réalistes tels que Choker Bali [Vision d’horreur] (1901), Naukadubi [L’épave] (1903) et Gora (1910). Dans ses écrits, il imagine une Inde idéale et éternelle, où l’unité fait le socle de la nation, dans une étonnante diversité de races, de cultures et de religions.Certains de ses poèmes et ses écrits, déjà traduits en anglais, avaient retenu l’attention du célèbre peintre anglais, Sir William Rothenstein, ainsi que du poète W.B. Yeats. Tagore fit une telle impression sur les écrivains et intellectuels britanniques qu’il fut immédiatement accepté comme un grand poète et l’un des leurs. Il reçut le prix Nobel de littérature en novembre 1913 et revint en Inde après un séjour aux États-Unis d’Amérique, où il donna la série des conférences Sadhana (L’accomplissement de la vie, 1913). En 1916, Tagore repartit pour le Japon, puis pour les États-Unis, donnant des conférences qui devaient être publiées en par la suite deux volumes sous les titres de Nationalism [Nationalisme] et Personality [Personnalité] (1917). Il envisagea la création d’un Centre national de culture et d’études humanistes. La première pierre de Visva Bharati fut posée le 24 décembre 1918. Une autre institution, appelée Sri Niketan, fut créée en 1921. Il mourut en 1941 à l’âge de 80 ans.
Salem Amrane
