Les Tizi-Ouziens ne veillent pas. Pantouflards, dès le crépuscule, ils regagnent leurs chaumières, soupent et s’endorment.
Pourquoi ces habitudes pas si vieilles que ça ? Jadis, les citadins du «Col des genêts» étaient réputés couche-tard. Et ils s’avaient occuper leur temps. Cinéma, théâtre, qui se souvient «des tréteaux du soleil», du «bœuf rouge», de la musique,… ? Les orchestres étaient nombreux et dans tous les genres, chaabi, kabyle, moderne, jazz, blues, folklore, idhebalen. Et les lieux étaient nombreux pour passer la nuit dans la gaieté et la joie. Le café du figuier était un lieu où le tout Tizi se retrouvait et où l’on pouvait utiliser l’instrument que l’on voulait dès lors que le tenancier avait dans son tripot tous les instruments, de la derbouka à la guitare, du mandole au luth, du violon au qanun. Bref, tous les moyens pour jouer étaient là disponibles à la disposition de la clientèle mélomane. En ce temps-là les nuits étaient douces et la mélancolie bucolique était à fleur de peau : «Nous étions dans une ville belle. Nous étions nous aussi à l’image de notre ville qui n’était pas encore livrée au béton, à l’anarchie, à l’incivisme. Ce qui me crève le cœur c’est ce «je-m’en foutisme» à fleur de peau ; ce laisser-aller qui altère nos goûts, nos talents et nous empêche d’être ce que nous étions», nous dit M. Tahar avec un brin de nostalgie. En effet, Tizi n’est plus ce qu’elle était. Les arbres qui faisaient sa beauté ne sont plus là ses rues sont plus sales et ses habitants ne vivent pratiquement plus la nuit. Pourquoi ce changement dans le comportement et la mentalité qu’elle en est la cause ? Dans les pires moments de la vie et de la mémoire, nous n’avions jamais connu ça. Lorsque vous déambulez à travers les dédales du Col des genêts, vous êtes pris d’un haut le cœur par la pestilence qui s’en dégage.
Morosité de l’espace et de la vie.
Le véritable scandale urbanistique et la morosité de l’espace, du temps et de la vie. Une vie insipide pour ainsi dire et horriblement terne le jour comme la nuit. Qu’il fasse beau ou mauvais, le temps n’est pas un long fleuve tranquille qui roule comme un tambour désaccordé. Des meutes de chiens, moins nombreux, certes, qu’il y a peu de temps mais toujours menaçants et agressifs. Les chats errants, bien que dans la nuit sombre ils sont gris comme partout ailleurs, sont de plus en plus rares, mais cela on le doit, paraît-il, à la communauté chinoise qui en raffole du félin. Qu’à cela ne tienne ! Quand le soleil est à son déclin, les usagers de l’espace urbain se précipitent qui vers son village, qui vers sa maison, qui vers les bistrots, qui pullulent en ville et dans sa périphérie proche ou lointaine. Un silence lourd s’empare de cet «espace urbain non identifié» du vaste périmètre «rururbain», comme se plaisent à l’appeler certains architectes outrés par le mal qu’on a fait à leur cité. «Pour que cette ville retrouve son lustre d’antan, on doit tout raser et reconstruire de nouveau, mais ceci serait inimaginable», nous dit un urbaniste. L’abcès de fixation des noctambules reste le manque, l’absence d’activités nocturnes. Le Ramadhan passé fini les galas, la fête, l’orgie de spectacles. «Rien à faire la nuit pour qui n’ont pas sommeil. Pour ceux qui ont des insomnies, ceux qui aiment veiller, ceux qui ont l’attrait des nuits et de la fête, on se rend quelquefois chez les copains pour faire la fête ou on se retrouve dans un coin isolé pour jouer de la musique sans gêner personne.
Voué à regarder la télé même si on n’aime pas…
Mais que voulez-vous qu’on fasse pour passer une belle nuit en se déstressant, en s’égayant, en passant du bon temps dans le respect et la correction ? Malheureusement, tout a changé dans notre ville. Nous sommes voués à regarder la télévision même si on n’aime pas le faire. Nous sommes obligés à rentrer dans les tripots même si nous ne sommes pas des soulards, rien que pour prendre un verre et discuter de choses et d’autres entres amis. S’il y avait des lieux où l’on peut se retrouver, entre vieux et jeunes, en famille, entre amis, pour décompresser, pour recharger ses accus, on serait plus apte au travail, plus calme, plus serein, plus sage et plus tolérant. Et ce n’est pas avec des visages bouffis, le regard renfrogné l’allure flegmatique, que l’on se lève le matin pour aller vers des contacts plus décontractés, plus aisés, plus actifs et plus disponibles». Ainsi résume sa vie D. Amar, retraité mais bon pied bon œil quoique un tantinet «dégouté» par l’ambiance nocturne de sa ville. Le mal vivre la nuit se sent chez lui, il est à couper au couteau, il est saillant comme le nez au milieu du visage mais il n’en désespère pas de retrouver les nuits d’antan. Les souvenirs des nuits passées, qui semblent le ronger jusqu’à l’os, il les égrène, comme de précieuses émeraudes qui habitent encore ses méninges. Il se rappelle la salle Djurdjura et les soirées qui s’y déroulaient, animées par El Anka, Guerouabi, Mohand Erachid, Hacen El Abbassi, Noura, les sketchs de Kaci Tizi-Ouzou et Krikech, de Boubagra et son alter ego Tayeb Abou Lhacen et d’autres ; le ciné-club et les films qui y étaient projetés à l’exemple de Johnny Guitare de Nicolas Ray où encore Djamila de Youcef Chahine ; des autres salles qui recevaient du monde la nuit. À cette époque où la Maison de la culture n’existait pas, les nuits étaient pourtant animées. Aujourd’hui, ni la M, ni la cinémathèque, nouvellement ouverte, ni le Théâtre Kateb Yacine n’arrivent à donner des spectacles nuitamment. Pourquoi ? C’est une question d’esprit, de mentalité de comportements qui ont changé. Se peut-il qu’un revirement survienne pour qu’on se remette à veiller, peu probable mais l’espoir est permis.
S. Ait Hamouda