«Je ne vois rien mais je ressens tout»

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Dans cet entretien, Hammoum Saïd raconte sa vie en tant que handicapé et en tant que citoyen autonome qui se bat pour les personnes aux besoins spécifiques.

La Dépêche de Kabylie : Pour ceux qui ne vous connaissent pas, qui est Saïd Hammoum ?

Saïd est un non-voyant né en juillet 1956 à Athwizgan dans la commune de BOuzeguène. Comme tous les handicapés, j’ai vécu une enfance assez difficile. Mes parents avaient tout le temps peur pour moi, ils n’ont pas pu accepter ma situation. En 1964, mon père m’emmena chez une orthophoniste française qui me dira qu’en France il y a plus des moyens, donc une chance de guérison, mais cela coûtait une fortune qui faisait défaut. Elle a demandé à mon père de m’envoyer à Alger pour étudier dans une école spécialisée. Ma mère n’a pas pu me laisser. Pour elle, c’était une manière de m’abandonner. J’ai raté l’école, mais j’étais sociable et je profitais de chaque instant pour sortir m’amuser, comme tous les enfants de mon âge. J’avais conscience que je devais étudier alors, je demandais à mes amis instruits de me transmettre leurs connaissances. Je ne me gênais pas de demander le nom de tel ou tel objet en français. À l’âge de 24 ans, je me suis marié avec Saliha Ouadda de Ain El Hammam, on a trois garçons et une fille qui est médecin généraliste. Je crois avoir réalisé le rêve de toute personne soucieuse de fonder un foyer. Mes enfants me soutiennent dans la vie et grâce à eux et à ma femme, j’ai surpassé mon handicap.

Hammoum Saïd, le non voyant qui illumine les nuits des fêtes de mariage. Parlez-nous de cet art que vous adorez ?

Effectivement, ma situation m’a poussé à transformer mes sentiments en poèmes. Je ressens ce qui se passe dans le pays. Je partage la joie et la douleur des gens mais moi en poésie. J’ai animé plusieurs soirées de henné dans les fêtes de mariages. Je vais avec plaisir partager le bonheur des gens qui me respectent et me sollicitent. J’ai même fait plusieurs wilayas du pays.

Comment avez-vous eu l’idée de créer une association ?

L’idée de créer une association était plus un défi qu’une nécessité. Un certain 14 mars 2000, une institution de Bouzeguene a célébré la journée nationale des personnes handicapées et en voulant rentrer, une des organisatrices m’a froidement dit que c’était complet et qu’il n’y avait pas de place pour moi, le premier concerné. J’ai compris qu’on devait s’organiser plus pour réclamer nos droits les plus légitimes, comme assister à une fête qui est la nôtre. J’ai, alors, lancé un appel à travers la radio algérienne chaîne II, et le 29 / 05 /2000, on a déposé le dossier au centre culturel et notre association a commencé ses activités même timidement le 03/02/200. Avec le temps, nous sommes devenus une association de daïra. Notre association Ahla a effectué un recensement en faisant du porte-à-porte. On a trouvé 1024 handicapés, toutes pathologies confondues, 29 non voyants, mais pris en charge par l’école de Boukhalfa, des sourds muets, des autistes.

L’association gère deux centres. Parlez-nous de ces expériences ?

C’est justement le souci de trouver où mettre les enfants handicapés qui sont privés d’aller dans les écoles ordinaires qui nous a motivés à penser à un centre. Mais on manquait de moyens humains et financiers. Le hasard a fait que l’union européenne lance un appel à projet en 2007, on a donc postulé. En février 2008, on a eu l’avis favorable : le projet est financé à 80 % par l’union européenne et 20% par l’association. Le rêve devient réalité ! L’assemblée populaire de Bouzeguene a mis à notre disposition l’ancienne école primaire d’Ait Sidi Amar. Ainsi est né le centre psychopédagogique d’Ait Sidi Amar. Il a ouvert ses portes en octobre 2008 pour 40 enfants aux besoins spécifiques. Actuellement, le centre accueille 120 handicapés permanents et 240 qui viennent par intermittence de Beni Ziki, Ifigha ,Illoula, Bouzeguene, Idjeur, Yakourene, Azazga et Imsouhal. Le centre compte 12 éducatrices entre orthophonistes, psychologues, agronomes et qui donnent en sus des cours de dessin, d’arts culinaires, de jardinage. Le deuxième centre a été créé l’année passée, il est sis à Loudha pour les consultations et le dépistage conventionné avec l’EHS Oued Aissi dont le directeur nous a promis d’envoyer une équipe régulièrement pour former le personnel. En attendant, un technicien vient une fois chaque mois pour manipuler l’IEG qu’on a récemment acheté ; il effectue des examens et radios pour les enfants en situation de handicap.

Avez-vous des difficultés à gérer les deux centres ?

On travaille sur un projet «éducation inclusive et développement social inclusif» en collaboration avec Handicap international. Nos éducatrices bénéficient même de formation, par contre, on a des difficultés liées à l’accessibilité ; on n’a pas le droit de réaménager ou de modifier quoi que ce soit dans l’école qui est faite pour les enfants ordinaires. Au centre médico-pédagogique de Loudha, il y a de deux locaux de dépistage et de rééducation qu’on loue à 500 000 DA par an.

Parlez nous de Hammoum Saïd le non voyant et le président ?

J’ai depuis ma petite enfance cru et je crois que le plus grand handicap est la peur, mais qu’une fois affrontée, tout devient possible. Le jour où j’ai décidé de créer une association, presque personne ne m’a cru. Aujourd’hui, je me bats pour l’intégration scolaire et sociale des personnes qui comme moi ont besoin d’attention sans pour autant nous rappeler qu’on est différents. Je m’adresse aux autorités de revoir la dite pension qui ne couvre même pas les médicaments, 4000 DA de 1998 ne sont plus les mêmes aujourd’hui. En plus, pour l’avoir, il faut être handicapé à 100% ou avoir de multi handicaps ; un non-voyant n’ouvre pas ce droit.

Un message pour les handicapés ?

Je dirais à tous les handicapés de savoir que la citoyenneté se paie. On a des gens en situation de handicap qui font toute notre fierté. Je pense à Kamel de Tazrout qui est l’un des meilleurs photographes, à ce non-voyant d’Ait Sidi Amar qui est juriste, au brillant bijoutier d’Ait Wizgan… Ceux là ont su que la volonté fait des miracles, ils n’ont pas laissé leur maladie les paralyser. Être handicapé ne nous donne pas le droit de passer toujours en premier : on doit respecter pour être respecté. Nous devons garder espoir. Un handicapé peut étudier, travailler, se marier, avoir des enfants et réussir dans la vie.

Pour conclure ?

Notre association est pour les handicapés et leurs amis qui ne nous ont jamais abandonnés avec des dons, des conseils et de la compagnie. Je ne dois pas oublier de remercier vivement le président de l’assemblée populaire d’Illoula qui a mis à notre disposition une assiette de 2 hectares pour la réalisation d’un centre médico-pédagogique.

Entretien réalisé par Fatima Ameziane

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