Dans le contexte que vit actuellement le Théâtre Régionnal de Béjaïa, il est utile de rappeler cette étude publiée dans «Les Cahiers du CREAD», par Ammar Kessab.
L’auteur est un expert international en management et politiques culturelles des Etats. Il est régulièrement invité par des gouvernements africains et européens pour intervenir dans la politique culturelle de leurs pays. Dans cet article, il propose un point de vue sur la situation des théâtres régionaux en Algérie, depuis l’indépendance. Son analyse pointue et documentée aidera à mieux comprendre la profondeur de la crise dans laquelle se trouve le théâtre en Algérie. L’approche que propose Ammar Kessab touche à l’économie. Le secteur culturel étant considéré de plus en plus comme enjeu politique a imposé le recours au langage de la théorie économique. Partant de l’idée que le but des établissements culturels et artistiques subventionnés n’est pas de générer des profits mais d’assurer une mission d’intérêt général, comme par exemple de diffuser l’art et la culture au plus grand nombre de citoyens, quels sont la place et le rôle des organisations à but non lucratif (OBNL) dans l’offre culturelle, entre les institutions publiques et les entreprises privées ? Faisant un bref rappel historique utile pour la compréhension de la problématique traitée dans son article, l’auteur rappelle : «A son indépendance en 1962, l’Algérie a hérité de plusieurs infrastructures culturelles dont elle a pris en main la gestion. Pour cela, des institutions artistiques ont été créées et des organismes culturels ont été installés avec l’aide des rares compétences algériennes de l’époque». Adoptant l’option du socialisme, «l’Etat Algérien a procédé, dès 1963, à la nationalisation de l’ancien Opéra d’Alger. Il en découlera la création du Théâtre national algérien (TNA), pour lequel un statut spécial le régissant a été conçu. En 1970, dans l’enthousiasme de la «Révolution culturelle», deux ordonnances portant organisation du TNA et des Théâtres régionaux (TR) avaient redéfini le statut des théâtres publics. Ces deux ordonnances auront, par la suite, une importance capitale pour ce qui va définir, jusqu’à nos jours, les modes de gestion de l’entreprise théâtrale publique en Algérie». Mais le pays traverse plusieurs types de crise, dont celle relative à l’économie et au mode de gestion … «La situation sécuritaire s’était également dégradée et l’action culturelle se voyait mourir à petit feu. Le TNA, le TR d’Oran et celui de Constantine fermeront leurs portes tour à tour en 1994. Ils reprendront, timidement, leurs activités à partir de l’an 2000». Le décret 63-12 du 8 janvier 1963, portant organisation du théâtre algérien, régira le TNA. Ce dernier gère aussi les théâtres municipaux d’Oran, de Sidi Bel Abbès, de Constantine et d’Annaba. Il aura fallu attendre l’année 1970 pour voir les missions du TNA et des TR se préciser avec la publication de deux décrets essentiels relatifs à l’organisation des théâtres publics. Les ordonnances stipulent que le TNA ainsi que les TR sont dotés d’un statut EPIC (Etablissement public à caractère industriel et commercial). Un EPIC est une personne publique disposant d’une autonomie administrative et financière. Il a pour but la gestion d’une activité de service public sous le contrôle de l’Etat auquel il est rattaché. Il est soumis au droit privé malgré le fait qu’il bénéficie, de par sa qualification par la jurisprudence de «personne morale de droit public», des privilèges de droit public. Le statut EPIC est censé protéger l’entreprise de la «concurrence». C’est pour cette raison qu’il est utilisé surtout dans des secteurs vulnérables aux règles du libre marché, à l’instar du secteur culturel. Malgré cela, «Il est à noter qu’à partir de 1972, l’activité théâtrale en Algérie n’a cessé de reculer (baisse de la fréquentation des théâtres, baisse du nombre de productions théâtrales, conflits internes…)»
EPIC, un statut complexe et inadapté
L’engouffrement dans un statut complexe et inadapté à la réalité économique du pays a généré une confusion dans la gestion des théâtres : ce qui devait être un avantage dans un pays d’économie de marché est devenu un désavantage dans le contexte économique d’un pays à économie administrée. Une intervention par ajout sur les points qui manquaient dans le décret de 1963 aurait été suffisante pour entretenir la dynamique d’avant 1970. Ce mouvement compliquait davantage les choses car il intervenait au moment où l’activité théâtrale avait du mal à se développer à cause, notamment, du manque de personnel spécialisé (acteurs, metteurs en scène, techniciens, administrateurs, etc.) Deux autres théâtres régionaux seront créés par la suite: le théâtre régional de Béjaïa et le théâtre régional de Batna en 1985.
Un organigramme complexe mais fiable
Le TNA n’est dorénavant plus amené à gérer directement les autres théâtres. Doté de la personnalité morale, il est chargé de la gestion artistique, administrative et financière de sa propre bâtisse d’Alger qui est dirigée par un directeur général (DG) nommé par décret. Comme le TNA, les TR sont des EPIC qui bénéficient de l’autonomie financière. Mais Contrairement au TNA, les TR sont dotés de la personnalité civile, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent pas ester en justice. Un directeur à la tête de chaque TR accomplit les mêmes fonctions que celles attribuées au DG du TNA. Il est doté aussi d’un conseil consultatif et d’un comité artistique composé aux 2/3 par les représentants élus du personnel artistique. Le tiers restant n’est pas clairement désigné dans l’ordonnance. Le comité donne son avis sur la conception des plans de production et de diffusion, sur le choix des œuvres à réaliser et des réalisateurs ainsi que sur la répartition des tâches, sur le recrutement du personnel artistique et technique et enfin, sur le plan d’équipement et le budget. La tutelle peut intervenir à tout moment pour enquêter sur la gestion de l’établissement. Un bilan, un compte d’exploitation et un compte de pertes et profits doivent être établis à chaque fin d’exercice. Suite aux événements d’octobre 1988, une réforme constitutionnelle a été effectuée en février 1989. L’économie de marché devenant une réalité, celle-ci n’allait pas épargner l’organisation du secteur culturel en Algérie, mais à un degré moindre comparé à d’autres secteurs d’activités, car la culture a continué à être financée par l’Etat et les collectivités locales, mais beaucoup moins qu’auparavant. Les entreprises théâtrales et leur tutelle, ébahies par l’ampleur du nouveau phénomène économique auquel elles n’étaient pas préparées, tenteront maladroitement de maîtriser la situation. Le ministère de la Culture, croyant que «libéralisation» signifiait le désengagement total de l’Etat de tous les secteurs d’activités, sans distinction entre le degré de vulnérabilité des secteurs stratégiques, fera savoir à partir de 1994 qu’il ne financera plus les structures culturelles, mais plutôt les projets qui y seront montés. La subvention sera appelée désormais «contribution de l’Etat». Il faudra attendre l’an 2000 pour que l’art des tréteaux résonne une nouvelle fois sur les planches. Le statut EPIC, mis à l’épreuve pour la première fois sur le terrain pour se confronter à un contexte pour lequel il a été conçu à l’origine, a été mal considéré et non compris. Jusqu’à aujourd’hui, on continue de le lire à travers le prisme de l’économie administrée qui a profondément marqué le pays.
Nouveau texte et nouveau statut
Le 16 janvier 2007, le chef du gouvernement, sur proposition du ministère de la Culture, décrète un nouveau texte régissant les théâtres régionaux. Le texte ne représente pas une révolution dans la gestion de ces structures en Algérie car les TR demeurent des EPIC. Le nouveau statut insiste, de manière très formelle, sur la mission d’intérêt général du théâtre en Algérie: annexé au décret, un cahier des charges fixe les sujétions de service public des TR : «Le théâtre régional organise et produit des spectacles ou manifestations culturelles et artistiques destinés à un large public et œuvre à la connaissance du patrimoine culturel national et universel par le citoyen». Et comme il n’est pas concevable de confier la mission d’intérêt général à un organisme public sans lui assurer ses besoins en financement, l’Etat dote le théâtre régional d’un fonds initial. Il s’agit en réalité d’affecter un capital dont le montant est fixé par arrêté. Ce capital ne peut remplacer les subventions annuelles qui, elles, augmentent la capacité de l’indépendance financière. Cette décision équivaut à un engagement pour faire table rase de la gestion financière des TR. Dans ce nouveau statut, l’activité commerciale des théâtres, dans leurs rapports avec les tiers, est précisée d’une manière explicite. Les TR ont acquis, par ce décret, le statut de personne morale comme le TNA. Il s’agit là d’un pas supplémentaire dans la décentralisation de l’activité théâtrale en Algérie au profit des régions. Rappelons que deux autres théâtres d’Etat, le TR de Tizi-Ouzou et le TR de Skikda ont vu le jour, respectivement, en 2005 et en 2007. Ces structures n’ont, à ce jour, pas d’activité soutenue. Cependant, sur le terrain, la réalité est plus complexe. Les théâtres publics en Algérie rencontrent des difficultés conséquentes en matière de gestion, ce qui empêche l’émergence d’une action culturelle forte et dynamique. Les efforts consentis par le législateur est salutaire mais la vraie question est : comment appliquer de la façon la plus raisonnable et rationnelle possible ce qui est décrété? La question que nous nous posons est de savoir comment, par des outils techniques, on peut rationaliser l’élément qui génère le plus de conflits: l’argent. Une entreprise culturelle bien gérée est une entreprise qui sait maîtriser ses finances, et où les rapports humains sont agréables et où la création et l’innovation sont cultivées. «Ce décret (n° 07-18) a tout de la promesse d’une nouvelle ère pour le théâtre algérien. Mais pour prometteur qu’il soit, le texte de loi n’en est pas moins un écrit qui ne fera ses preuves qu’une fois confronté aux écueils du terrain qu’il devra aplanir pour permettre au théâtre d’asseoir durablement et solidement sa scène sur tout le territoire et son ancrage au sein de la société». Un établissement culturel public, parce qu’il n’a pas vocation à réaliser du profit, doit être soutenu par l’Etat qui doit s’assurer préalablement de son rôle social. Il doit être considéré comme un équipement stratégique qui met la société au centre de son intérêt par l’accomplissement de sa mission de service public non obligatoire, contrairement à l’éducation nationale, mais néanmoins estimée comme une part significative dans les fondements de l’Etat. Le contenu des statuts régissant les théâtres en Algérie n’est, en soi, pas la première cause des difficultés rencontrées par les entreprises théâtrales. La question qui se pose est donc la suivante: comment peut-on, tout en gardant les statuts actuels des théâtres publics et tout en subissant le caractère «peu formalisable» de l’activité culturelle, rationaliser les moyens existants dans le but de réduire au maximum le déficit des institutions théâtrales publiques et permettre à l’activité artistique de s’épanouir ?
Synthèse de N. Si Yani