L’enlèvement de la famille Césaro, un sujet non-épuisé

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L’affaire Césaro n’a pas livré tous ses secrets. Cette famille italienne qui vivait dans une ferme près d’El-Hachimia (Sud de Bouira) et qui a été enlevée le 27 février 1959 par des moudjahidine, donne du grain à moudre à tous ceux qui s’intéressent à l’Histoire de notre pays, tant les témoignages qui affluent encore sont contradictoires.

Était-elle composée de neuf membres ou de dix ? Y avait-il trois enfants ou six ? Y avait-il trois femmes ou deux ? À qui appartenaient les enfants ? Aux deux frères Césaro ou à un seul ? Combien de temps la famille était-elle restée en captivité ? Deux ou plusieurs semaines ? Avait-il plu ou neigé ou, au contraire, il avait fait beau ? Autant de questions qui aiguisent la curiosité. C’est pour lever le voile sur cette affaire qui fit à l’époque un grand bruit, si grand que la presse du monde entier s’y était intéressée, que le musée du Moudjahid de Bouira travaille sans relâche, interrogeant les documents, recueillant les propos de ceux qui avaient été les témoins de cet enlèvement, les recoupant et les notant. Même si parfois l’approche méthodologique procède de l’amateurisme, même si les résultats sont parfois dérisoires, il n’en demeure pas moins que cet intérêt pour notre passé mérite d’être salué car, désormais, ces faits font partie de notre patrimoine culturel. Ainsi, ce CD enregistré le 24 mai 2010 au musée constitue un précieux témoignage sur cet enlèvement. On y voit, en effet, deux acteurs clefs de cet enlèvement tenter de reconstituer les faits qui s’étaient déroulés dans les wilayas historiques III et IV ce jour-là.

La version officielle

À force de recherche et de recoupement, le musée est parvenu dans ses efforts à une version qui semble définitive. Les deux témoins encore vivants de ce drame ont été écoutés et ils n’ont pu en contester un seul fait. Suivons la piste proposée par le musée du Moudjahid de Bouira. En plein guerre de libération, le 27 février 1959, la nuit tombe sur la ferme des Césaro. On a rentré les bêtes et on leur a servi leur ration de foin et d’avoine. Dans la cheminée cuit la soupe du soir. Autour de la table, les hommes devisent gaiement dans leur langue. Un gros quinquet éclaire leur visage rude de paysans. Depuis qu’ils avaient pris les armes, ils se sentent plus en sécurité. D’ailleurs, El-Hachimia n’est qu’à quatre kilomètres. Et dans cette petite localité appelée alors La Baraque, il y avait une grande caserne. Un seul coup de feu et les soldats arriveraient dare-dare. Depuis, les Césaro ont la paix. Les «fellagas» ne viennent plus et ils ne leur demandent plus de payer les cotisations. Mais voilà qu’au milieu de cette ambiance familiale tombe un appel. Le père se lève, livide dans le silence qui a suivi. Car c’est lui qu’on appelle. Il veut prendre le fusil. Sa femme accourt de la cuisine, elle a entendu aussi. Elle se met entre la porte et son mari. Il la repousse doucement mais ferment. À ce moment, un second appel aussi impérieux que le premier retentit. Il sait que s’il ne sort pas, au troisième appel la porte sera enfoncée. «Ce sont eux. Ils viennent pour l’argent», lâche-t-il dans un souffle. Et renonçant au fusil, il sort. D’un coup d’œil à partir de la porte d’entrée, le vieux fermier a mesuré la situation. Des hommes armés encerclent la ferme. Ils doivent être une cinquantaine. L’italien comprend que c’est grave. On ne vient pas réclamer de l’argent avec un demi-bataillon. Un homme en civil s’avance vers lui. Il est armé, cependant. C’est le commissaire politique du FLN Mohamed Zine. Mais Césaro ne le connait pas. Quand il arrive prêt de lui, il le salue amicalement. Et Césaro respire mieux. L’homme lui expose brièvement ce que ses hommes et lui viennent chercher ce soir. C’est lui et sa famille. Ils sont leurs prisonniers. Le vieux fermier proteste. Il fait observer qu’il s’était, par le passé, acquitté de ses devoirs envers eux, mais que s’il ne payait plus, c’est que les valeureux moudjahidine ne venaient plus chez lui. Le commissaire balaie l’argument d’un revers de main. Si les valeureux moudjahidine ne se présentaient plus à la ferme pour les cotisations, c’est à cause des fusils. Et sur un ton sans réplique : «Dis aux femmes et aux enfants de s’habiller chaudement, nous partons dans une demi-heure». Une demi-heure plus tard, la katiba, conduite par Aïssa Blindy, fait route vers Hammam Ksena avec ses otages. Avant de pénétrer dans cette épaisse forêt, les troupeaux de vaches et de moutons pris à la ferme sont confiés à un gros détachement de l’ALN pour être dirigés vers le sud. Le lendemain 28 février, l’alerte est donnée. C’est le branlebas de combat. Sur la route de Hammam Ksena, celle qui relie cette station thermale à El-Hachimia (La Baraque), des chars, des blindés, des camions et des jeeps avancent roue contre chenille. Les avions ont déjà commencé leur pilonnage. Les déflagrations soulèvent de gros nuages de fumée qui obscurcissent l’horizon. Enfin, les véhicules stationnent le long de la lisière de la forêt. Tandis que les hommes mettent à terre, les canons ouvrent le feu. Et obus et bombes en tombant ouvrent de larges cratères. Les arbres, touchés, brûlent comme des torches et les rochers éclatent comme des grenades, et sous l’impact des obus et des bombes projettent de dangereux éclats de granit. Derrière le rideau de ferraille formée par les chars et les blindés, l’infanterie attend que ce déluge de feu cesse pour lancer son opération de ratissage. Toute vie devrait en principe avoir s’être arrêtée dans un très large rayon. Les moudjahidine comprenaient que la mort de la famille Césaro était froidement envisagée par l’assaillant. Comme le pensent aujourd’hui certains observateurs, d’abord, il s’agissait d’italiens. Et puis, leur mort, qui pouvait être mise sur le compte des ravisseurs, permettrait de ternir définitivement l’image de la Révolution algérienne aux yeux de l’opinion internationale. Aussi, les chefs de la Katiba avaient-ils pris, dès le début de leur action, l’initiative de se scinder en deux ? Tandis qu’un groupe affrontait l’ennemi pour faire diversion, l’autre escortait les otages en direction de Tamalaht, dans la région 2. En deux jours, la famille Césaro parcourrait ainsi la distance comprise entre Hammam Ksena et Tamalaht. À Hammam Ksena, le combat se poursuit avec la même intensité. On se demande comment les moudjahidine arrivent à tenir le coup, car voilà trois jours qu’ils sont aux prises avec l’une des armées les mieux entrainées et les mieux équipées au monde. Miracle ! Miracle de force, de courage, de dévouement à la noble cause. L’antithèse était incarnée par le général de Maison Rouge, chargé de la conduite des opérations dans la région 3 et 4 pour retrouver la famille italienne enlevée le 27 février, C’est la lâcheté se doublant de la sauvagerie la plus féroce qui soit. Au cours d’une conférence de presse, l’officier supérieur français a promis au monde entier la libération rapide des otages italiens et un châtiment exemplaire pour les ravisseurs. Le déluge de feu qu’il fait déverser ces jours-là sur les deux régions montre qu’il met ravis et ravisseurs dans le même sac. La vie des Césaro doit lui importer autant que celle des fellagas qu’il combat avec acharnement. Cette résistance héroïque s’exprime pendant trois jours à un prix, et la Katiba le paie par trois des leurs. Dans ce violent combat, trois moudjahidine tombent les armes à la main à Mesdour, un village au sud de Hammam Ksena. Mais la famille est sauve. De Hammam Ksena à Tamelahet, la famille Césaro a mis deux jours. Les moudjahidine qui la protégeaient dans son déplacement, ont dû déployer une ruse, une intuition et une énergie hors du commun pour la sortir indemne de la région IV et l’entrer dans la région III. Hélas, ses épreuves étaient loin d’être terminées. En effet, à Tamalaht, le même déchainement de forces et la même rage de détruire planent sur cette zone accrochée au flanc de Djurdjura. Les obus et les bombes pleuvent en permanence. De 13h jusqu’à la tombée de la nuit, ces lieux boisés sont systématiquement pilonnés par l’artillerie et l’aviation. Et c’est un miracle encore qu’aucun membre de la famille, traversant les mailles serrées des projectiles de tous calibres, ne soit atteint. Mais on devine à quelles épreuves les nerfs des enfants et des femmes sont soumis pendant leur marche vers M’Chedallah. Le valeureux commissaire Mohamed Zine est tué dans ce terrible combat. On ne protège pas si bien les autres sans s’exposer soi-même au danger, à la mort. Le lieutenant Bouthanought prend le commandement du groupe chargé de veiller sur la famille Césaro jusqu’au terme du voyage. Deux accrochages meurtriers jalonnent ce parcours qui va de Tamalaht jusqu’à M’Chedallah. Celui d’Oued El Bared, du côté d’El-Adjiba, est particulièrement sanglant, puisqu’un moudjahid trouve la mort et un deuxième est blessé. Le mort, c’est Mohamed Ameur, le blessé, Mohamed Aghni. Le 7 mars, une autre forme de bestialité se révèle à nous : l’armée coloniale ne se borne pas seulement à pratiquer la torture, elle commet des massacres collectifs sur des civils. Le village de Béni Oualbane est, à cet égard, un village martyr. L’ennemi, dont la rage n’est pas tombée au cours de ces dix jours de combat, va se montrer impitoyable. Au moins trente civils ont dû être torturés à mort. Leurs corps ont été jetés dans des fosses communes. Ces charniers ont été découverts à Aghzou, Aghnibithlatha, Tal Ahmar et N’Thasaïdh. Tandis que cette barbarie se donne libre cours, la famille italienne continue sa route, couverte des cadavres des martyrs. Lorsqu’elle sera remise entre les mains du fier colonel Amirouche, près de deux semaines se seront écoulées. L’officier de l’ALN de la région III ordonne sans plus attendre leur libération. Cet enlèvement a couté la vie à trente-quatre (34) martyrs (quatre parmi les moudjahidine et 30 civils). L’Italie qui s’est alignée inconditionnellement sur la position de la France coloniale vient d’opérer un revirement spectaculaire et reconnaître la justesse de la cause algérienne. (…)

Aziz Bey

A suivre la 2e

et dernière partie

dans notre édition de demain.

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