Ighil-Ali, la cité du printemps

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Tafsut est pour les Kabyles une saison féminine. La célébration de l’arrivée du printemps amazigh et l’accueil rituel qui lui est réservé sont naturellement l’apanage de la femme. N’appartient-il pas à la grâce de recevoir la beauté ?Sans doute l’un des derniers villages d’Algérie à perpétuer cette pratique culturelle antique, Ighil-Ali, la coquette perle des At-Abbas, accueille le 1er mars de chaque année (Sauf orientation contraire de tajmaât, voir article de Karim Kherbouche), dans une procession haute en couleurs,Tafsut, le printemps berbère. Les populations de la région s’étaient ainsi depuis des siècles inscrites en harmonie avec les valeurs de l’humanisme universel qui célèbrent durant le mois de mars le respect de la femme et celui de la nature.Amenzu-n-Tefsout, la naissance du printemps, est une journée particulière dans cette charmante cité aux célèbres arcades blottie entre collines mouchetées d’oliviers et mamelons de schiste bleu moutonnant à perte de vue. Les femmes et notamment les demoiselles se parent de leurs plus beaux atours pour une communion annuelle longtemps attendue avec la saison des fleurs. Des costumes traditionnels qui identifient la région d’At-Abbas comme le pagne (Eddil) et la chlamyde (Tahayekt) ou le fichu de soie pincé sur les épaules avec les fameuses fibules d’argent d’Ay-Dassen, émergent dans le camaïeu jaunâtre des robes kabyles et les nombreuses silhouettes bleuâtres moulées de Jeans et de velours.Tôt le matin, femmes et enfants s’en vont à la rencontre du printemps.Tafsut ne déçoit jamais. Elle arrive toujours sous un soleil resplendissant ! Quand ce n’est pas le cas, on fixe la rencontre au lendemain, voire au surlendemain. Le rite doit être accompli par un retour symbolique à la nature, à l’état primitif de l’homme pour retrouver la part d’instinct, dénaturée, refoulée par une vie trop artificielle. On se roule dans l’herbe fleurie comme pour se couvrir de pollen. On touche la terre de tout son corps à la gloire des divinités païennes (Iâassassen) qui veillent sur les forêts, les rivières, les sources, et les vents. Ces nymphes et déesses qui ordonnent le démarrage des saisons. Par ces roulades on exprime notre humilité devant dame nature, et on expie les innombrables fautes,les agressions quotidiennes commises au nom du profit contre les rivières, les arbres, la faune et la flore, contre l’environnement que l’on pollue sans retenue.L’arrivée du printemps se prépare bien à l’avance. Rien ne doit gâcher la fête le jour venu ! On pique nique entre les bosquets de laurier-rose (ilili) et de genêt (azezou) dans les pacages proches du village. En petites grappes regroupées autour du repas rituel on se raconte des légendes, notamment les contes berbères si bien chantés par Marguerite Taos Amrouche, la célèbre cantatrice native d’Ighil-Ali. On sort des paniers le fameux couscous au thapsia (aderyis), un bulbeux sauvage que seules de rares initiées savent reconnaître dans les champs et préparer suivant une recette ancienne. Certaines familles le désignent par le vocable « Ameqful » d’autres par « Tchiw-Tchiw », le contenu varie peu selon les herbes que l’on ajoute à la semoule de blé ou d’orge passée à la vapeur et agrémentée d’œufs durs et de fruits secs (raisins, grenades, pruneaux)Amenzu-Tefsut est aussi une journée musicale. Les troupes de tambourinaires (Idhebalen) sillonnent les ruelles du village avant d’élire une aire de danse. C’est le moment que choisissent les jeunes pour se mettre en évidence. Parés de leurs plus beaux vêtements, ils rodent autour des grappes de jeunes filles pour jeter leur dévolu sur leurs probables futures campagnes. Cette timide mixité ne va jamais au-delà des usages tolérés, « Iaâssassen » veillent ! Les vieux grognent et redoublent de férocité gratuite ; les jeux sont souvent faits à leur insu. Ils finissent par bénir des unions contre lesquelles ils s’insurgeaient auparavant. Dans le domaine du mariage, la société kabyle est réellement matriarcale ; tout se prépare par et pour la femme, l’homme remplit le rôle du décideur une fois les dés jetés !Deux semaines après les festivités du centenaire de la naissance de Jean Amrouche, qui ont réhabilité cet exceptionnel homme de lettres dans toutes ses dimensions, Ighil-Ali ouvre ses bras pour accueillir Tafsut et ressusciter un pan important de l’identité locale, la liberté de la femme !La femme kabyle réaffirme ainsi, en accueillant chaque année le printemps, son statut d’être humain libre, consciente de son rôle de matrice de la vie et de protectrice de la nature. A ceux qui veulent lui imposer un statut de mineure à vie, elle rappelle que dans le pays des Numides, la femme était reine au moment où en Orient les femmes étaient vendues en esclaves et offertes en cadeaux aux florissants harems des sultans et des princes.

R.O.

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