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Un oublié de l’histoire en Kabylie

Dans cet article, je relate une partie des péripéties d’une insurrection oubliée, voire inconnue de notre histoire. En effet, hormis quelques bribes qu’on peut glaner ici et là dans des documents disparates, on ne trouve aucune étude d’ensemble consacrée au combat de Mouley Mohamed Bouaoud en Kabylie.

Par Ahmed Kessouri

(Suite de la 1ère partie parue dans notre édition d’hier)

Le combat des Aït Laâziz

Le 11 novembre 1845, le général Marey qui venait de Médéa à la poursuite de Bouaoud, ses cavaliers et le Général d’Arbouville qui arrivaient de Sétif font la jonction de leurs deux colonnes à Bouira et combinent une attaque contre les Aït Laâziz le 12 novembre. Mohamed Bouaoud avait déjà installé son camp sur les hauteurs de Sidi Messaoud près de Bezzit. Il y avait avec lui Mouley Brahim et Bouchareb. Ahmed Ben Salem, pour ne pas avoir à subir les errements de Bouaoud, prétexta une maladie et s’éloigna de la région. La colonne française (3 000 soldats, 100 officiers, 1 200 chevaux), parvient à Draâ El-Khemis à 5 heures du matin, et suit l’oued Lemroudj, puis emprunte le col d’Ighil Bouysenanene. À 6 heures, ils arrivent sur le col de Sidi Messaoud et un combat acharné s’était engagé entre les deux parties vers 7 heures du matin. Après quelques heures de lutte, Bouaoud et ses adjoints décident de se replier derrière la montagne chez les Aït Smaïl et Frikat. Voyant l’impossibilité de suivre Bouaoud et son armée derrière la montagne, le général d’Arbouville ordonna la retraite. Les pertes, côté français, étaient de 22 morts et 113 blessés, dont beaucoup d’officiers : le capitaine Bucheron, le capitaine Courtois, le lieutenant Guichard, le sous-lieutenant Piriel et le sous-lieutenant Bergé. Les pertes dans le camp kabyle étaient de 40 morts et 86 blessés.

La rivalité entre Ben Salem et Bouaoud

Beaucoup d’auteurs en ont parlé. Il y a lieu d’abord de signaler qu’un écart de vingt ans d’âge au moins séparait les deux hommes. Ahmed Ben Salem dépassait la quarantaine, tandis que Bouaoud n’en avait que 27 ans à peine au moment des faits. Et puis, Ben Salem qui était un descendant d’une confrérie religieuse, a été toujours présenté comme étant un homme pieux, sage, instruit et d’une grande bravoure. Des traits de personnalité tout à fait opposés au caractère rebelle, hautain et arrogant d’un Bouaoud plutôt aventurier et moins regardant sur la chose religieuse, à la manière d’Ahmed Oumeri. Et si l’on ajoute à cela la position d’Ahmed Ben Salem comme khalifa de l’Émir Abdelkader, on peut aisément comprendre qu’une certaine concurrence et des jalousies aussi peuvent animer les deux hommes.

L’extension de l’insurrection en dehors de Bouira

Je ne vais pas trop m’étaler sur des détails de combats qu’aurait menés Bouaoud, sur des territoires de la grande ou de la petite Kabylie jusqu’à Jijel et Collo. Cela demanderait beaucoup plus d’espace qu’un article de presse ne peut contenir. Cependant, à cause de la pression de la rivalité qui l’opposait à Ahmed Ben Salem (celui-ci bénéficiait d’un appui de taille en la personne d’Abdelkader), ou poussé par son caractère d’aventurier et de jusqu’auboutisme, Mohamed Bouaoud décida de partir. À la fin d’un combat qu’il avait mené avec Ben Salem chez les Béni Djaâd, qui subissaient une attaque de l’armée française, Bouaoud apparait au marché de Larbaâ des Ath Ouacifs au début de 1846. Là il essaya de faire de la propagande et appela à la guerre sainte. Mais après sa rencontre avec Si El-Djoudi, un chef religieux de la confrérie de la Rahmania, très respecté dans la région, qui visiblement s’était mal terminée, son projet tomba à l’eau, alors il changea de direction. Et selon le colonel Robin, aucune entente n’eut été possible entre les deux hommes, car, dit-il, Mohamed Bouaoud avec ses allures hautaines n’allait pas du tout pour le sage marabout et puis il ne paraissait pas devoir facilement se laisser guider par celui qui lui donnerait son patronage». C’est ainsi qu’il se porta sur les Béni Douala, chez les Aït Bouali, où le cheikh El Moubarek détenait dans sa zaouïa de l’argent, de la poudre et des armes collectés et destinés pour Ben Salem, et que Bouaoud venait réclamer pour lui-même. Mais le cheikh El-Moubarek qui avait été prévenu sur les desseins de Bouaoud, et ne voulant rien donner à celui-ci, il fit appel à ses Mokadems de Béni-Douala, Aït Mahmoud, Hasnaoua et Ighil Imoula, qui s’étaient réunis à Akkal Aberkane pour faire face à Bouaoud et ses cavaliers. Mais Mohamed Bouaoud, en guerrier intelligent et ne voulant pas offenser le cheikh El-Moubarek, ni créer la zizanie entre ses partisans locaux et ceux du cheikh, il renonça aussitôt au projet et se dirigea vers l’Est du pays. Durant toute sa présence en Grande Kabylie, Bouaoud n’avait cessé d’appeler à la révolte. Voici un extrait traduit d’une de ses lettres qu’il destinait aux chefs de villages kabyles : «À notre frère Si Moula Ben Amar… Il n’existe aucun sujet de guerre entre nous. Nous nous combattons que les infidèles et les impies qui cherchent à nous faire du mal. Dieu inflige une juste punition aux méchants. Dieu a dit : Si quelqu’un vous opprime, opprimez-le comme il vous a opprimé. Maintenant, si vous êtes jaloux de votre Dieu, de son prophète et de votre religion, grands et petits, tous, jusqu’au dernier, préparez-vous à combattre dans la voie du Dieu. La porte du bonheur vous sera ouverte et celle du malheur vous sera fermée». Pour terminer sur ce point et résumer l’activité de Bouaoud dans l’Est du pays, je cite cet extrait de Nile Joseph Robin, un officier des affaires arabes : «Mouley Mohamed Bouaoud a fomenté l’hostilité dans les tribus de Jijel et de Collo, et tenu en échec notre khalifa Bouakkaz qui a été, plusieurs fois, forcé de réclamer l’appui des colonnes de Sétif. Le 3 août 1847, il ne craignait pas d’attaquer la ville de Jijel. À la fin du même mois, battu par Bouakkaz à la suite d’une razzia manquée contre les Ouled Khalfallah, il disparut tout à coup».

La soumission de Mohamed Bouaoud

À partir de 1847, la situation devenait de plus en plus difficile pour la résistance. Plusieurs chefs se découragèrent et la population commença à donner des signes de lassitude. Il faut dire aussi que la partie était trop inégale. C’est ainsi qu’on verra des soumissions en série : Ahmed Ben Salem se rend le 27/02/1847 et sera exilé en Syrie, l’Émir Abdelkader dépose à son tour les armes le 23/12/1847. En mars 1848, Mohamed Bouaoud se rend chez les Béni Abbas, une région montagneuse connue pour sa subversion (c’est d’ici qu’est partie la famille des Mokrani vers Medjana à Bordj Bou Arreridj). Les sages de la communauté le dissuadèrent à déposer les armes. Il fut accompagné par le cheikh de la zaouïa des Béni Abbas, Hammou Tahar ou Tadja, jusqu’à Maillot (M’Chedallah), où il arriva le 5 mars accompagné d’une trentaine de cavaliers représentant ses derniers fidèles. C’est là que le caïd de Bouira Si Bouzid Ben Ahmed était venu l’attendre pour le conduire à Aumale, actuelle Sour El Ghozlane (centre du commandement militaire français de toute la région à l’époque). Arrivés à Aumale le 7 mars, Bouaoud fut transféré à Alger sous bonne escorte. Il fut envoyé en France dans une forteresse. (Nous savons que ses anciens compagnons d’armes : Boumaaza et Mohamed Boussif, ont été emprisonnés, à la même période, au fort de Ham, un ancien château du 13e siècle qui se trouve dans un village du même nom, dans l’arrondissement de Péronne, en Picardie). S’agit-il du même fort où fut interné Bouaoud ? Tout semble le confirmer. De toutes les façons, à partir de cette date, on n’entendra plus parler du Cherif Mouley Mohamed Bouaoud. Est-il mort dans cette forteresse ? A-t-il été enterré sur les lieux ? S’était-il évadé comme l’avait fait son compagnon Mohamed Boussif ? Aurait-il changé de pays ? Ce sont autant de questions qu’on ne cesse de se poser aujourd’hui et dont les réponses doivent se trouver certainement sur le territoire français et en grande partie dans les cartons des archives d’outre-mer à Aix-en-Provence. En Algérie, malheureusement, le nom de ce grand résistant demeure toujours inconnu, même dans sa région d’adoption et de combat à Bouira. En ce qui nous concerne, je pense qu’il y a un devoir de mémoire à accomplir envers ce combattant de la liberté. Et je pense que dores et déjà les communes d’Aït Laâziz et de Aïn Turk, doivent agir de paire pour réparer une injustice de l’histoire : une stèle doit être érigée en hommage à son combat et son sacrifice sur la montagne des Aït Laâziz et sur le lieu même d’un de ses combats : sur les hauteurs de Sidi Messaoud. Un édifice public ou une rue doit porter son nom dans la ville de Bouira et c’est la moindre des choses que l’on puisse faire d’ailleurs.

A. K.

Chercheur en histoire

kessouriahmed@gmail.com

Sources

J.N.Robin, histoire d’un cherif de la grande Kabylie, in R.A n°14 année 1870.

J.Bourjade, notes chronologiques pour servir à l’histoire de l’occupation Française de la région d’Aumale, in R.A année 1888.

Daumas et Fabar, La grande Kabylie, études historiques.

Ed. Hachette Paris 1847.

Pélissier de Reynaud, Annales

algériennes, (1839-1854) 03 tomes, 2eme édition Paris 1854.

Med Seghir Feredj, histoire

de Tizi-Ouzou et de sa région,

Ed. Hammouda, Alger, 2000.

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