à travers cet entretien, le vice-président de la coordination des zaouïas de Tizi-Ouzou parle de la légende cheikh Mohand Oulhocine.
La Dépêche de Kabylie : Quelle représentation faites-vous de cheikh Mohand Oulhocine ?
Lounis Mehalla : Cheikh Mohand Oulhocine est un saint, unanimement vénéré par la population de la région de Kabylie et même au-delà. Qualifier ce personnage de laïc, de «penseur kabyle» peu religieux, ou de toutes sortes de qualificatifs qui insinuent qu’il était le chantre de la kabylité, c’est tout simplement outrager ce saint de l’islam. En effet, le regretté Mouloud Mammeri a eu le mérite de rechercher, de rassembler l’œuvre orale de cheikh Mohand Oulhocine avec ses aspects mystiques islamiques, soufis, éducatifs et socio-économiques. En dépit de quelques faits apocryphes ou mal interprétés, l’œuvre de cheikh Mohand Oulhocine reste incontestablement spirituelle. Elle est puisée à la source de l’islam soufi. Même si le cheikh n’est pas un lettré ou peu lettré, il a côtoyé longuement, durant toute sa jeunesse et une partie de sa vie d’adulte, les principaux cheikhs soufis da la région, tels que cheikh Mohand Oulmokhtar, cheikh Chérif de Timliline, son frère cheikh Tayeb et cheikh Mohand Ouali Ousahnoun (ces derniers ont participé à l’insurrection de 1871 et ont été emprisonnés ou déportés en Nouvelle Calédonie). Cheikh Mohand Oulhocine était un Moqadem de la tarîqa Rahmaniya. Son différend avec cheikh Belhaddad, grand maître de la tarîqa et érudit mystique, est surtout d’ordre initiatique qui tient à des aspects secrets et rituels de l’ordre. Il faut surtout rappeler que la tarîqa Rahmaniya, à laquelle adhère cheikh Mohand Oulhocine, a été fondée dans la deuxième partie du XVIIIème siècle par Sidi M’Hamed Ben Abderrahmane, un immense personnage, un érudit et un saint reconnu dans le monde musulman. La Rahmaniya fut une grande épopée dans l’histoire de l’Algérie musulmane, combattante et spirituelle. Sa destruction par la France coloniale et la trahison de quelques clercs ne sont pas et ne pourront pas s’effacer de la mémoire collective.
Quelle était la position de cheikh Mohand Oulhocine concernant l’insurrection armée de 1871 ?
Ayant l’opportunité de passer à l’insurrection de 1871, cheikh Mohand Oulhocine, bien que notoirement anti-français, estimait à juste titre que le moment n’était pas venu, que l’entreprise allait au désastre. Le cheikh visionnaire était un maniaque de l’ordre et de l’union sacrée. Il pourfendait les caïds et les valets de l’administration coloniale, éduquait ses compatriotes. Il les incitait à pratiquer leur religion, à s’entraider, à être solidaires… Il avait même, en dépit de la politique de séquestre, de spoliation et de l’impôt de guerre écrasant qui a suivi la défaite de l’insurrection de 1871, instauré un système, un microcosme coopératif agraire, lui qui était un pauvre berger durant sa jeunesse. Cheikh Mohand Oulhocine encore une fois n’est pas un laïc, n’est pas un penseur kabyle, n’est pas un anti-arabe, ni antimusulman, c’est un saint de l’islam. Il n’est pas le seul en Kabylie d’ailleurs. Cette dernière regorge de saints et de martyrs. Il faudrait plusieurs volumes et certainement une bibliothèque entière pour contenir l’œuvre des savants, théologiens, académiciens, juristes, lettrés de la seule région de Kabylie. La Kabylie s’appelait autrefois le pays des Zouaouas qui vient de Gaouaoua. Ce sont les turcs qui ont inventé le nom de kabails (les tribus) qu’ils ont donné aux habitants des montagnes à travers toute l’Algérie. Les français, avec le maréchal Bugeaud et les «bureaux arabes» du général Eugène Daumas ont donné ce nom (Kabylie- grande et petite Kabylie) et ils en ont fait un mythe, le mythe kabyle (voir Les Algériens musulmans de Charles Robert Ageron et Mémoires d’un combattant de Hocine Aït Ahmed). Le colonialisme français a déployé des efforts inouïs pour consacrer le mythe kabyle, le prétendu antagonisme arabo-berbère, les «pères blancs bienfaiteurs» l’évangélisation forcenée du cardinal Lavigerie, les délégations financières kabyles et arabes, etc. Le résultat : la Kabylie, bastion du nationalisme algérien, du djihad, des moudjahidine, de l’appel du 1er Novembre 1954, du congrès de la Soummam, la Kabylie qui a donné naissance à Abane Ramdane, à Krim Belkacem, à Amirouche, à Ali Mellah, fils d’imam et issu de la zaouïa, à Amar Ouamrane, à Salah Zamoum, à Slimane Dehyles, à Mohamed Yazourene (Vrirouche), à Mohamedi Saïd (Si Nacer) du village Ait Frah, qui s’était opposé violemment en 1968 aux entreprises fanatiques d’évangélisation du cardinal Lavigerie. La Kabylie, c’est un nom qu’on nous a imposé et qu’on a été obligé d’assumer et à partir duquel on a voulu construire un mythe, comme on donne à l’Afrique du Nord tantôt le nom de Numidie, c’est-à-dire nomades, ou berbères, autrement dit barbares. Ce sont des appellations des impérialistes romains et grecs et des occidentaux en général. Or, nous sommes tout simplement des Amazighs, le socle de notre identité, c’est l’islam depuis quatorze siècles. Et l’islam n’a jamais exclu l’amazighité. L’islam exclut seulement le despotisme païen, qu’il soit amazigh, arabe ou occidental.
Cheikh Mohand Oulhocine aurait prétendu que la vérité est supérieure à la prière…
À la prétention selon laquelle Cheikh Mohand Oulhocine aurait dit que la vérité est supérieure à la prière, il faut tout simplement se référer au verset 177 de la sourate Al-Baqarah (la vache) qui dit: «La bonté pieuse ne consiste pas à tourner visages vers le Levant ou le Couchant. Mais la bonté pieuse est de croire en Allah, au Jour dernier, aux Anges, au Livre et aux prophètes, de donner de son bien, quelque amour qu’on en ait, aux proches, aux orphelins, aux nécessiteux, aux voyageurs indigents et à ceux qui demandent l’aide et pour délier les jougs, d’accomplir la salat et d’acquitter la zakat. Et ceux qui remplissent leurs engagements lorsqu’ils se sont engagés, ceux qui sont endurants dans la misère, la maladie et quand les combats font rage, les voilà les véridiques et les voilà les vrai pieux !». Il faut rappeler aussi que la vérité, elhaq, thidets en tamazight, est un des attributs de Dieu. Voilà il ne faut pas non plus rabaisser les Kabyles à la condition d’orphelins de la France coloniale, mais plutôt respecter leur foi islamique et surtout ne pas faire des saints comme cheikh Mohand Oulhocine des disciples de Jules Ferry.
Propos recueillis par Djemaa Timzouert