L’auteur de L’appel de la montagne et Le rocher de l’hécatombe parle dans cet entretien de son univers, de ses choix narratifs et de son intérêt pour l’Histoire.
La Dépêche de Kabylie : Les narrations à « plusieurs moi » peut s’avérer une lecture à plusieurs inconnus. Pourriez-vous décrypter les personnages du roman ?
Lounes Ghezali : Le ‘’je’’ du personnage principal dans le prologue (Ali Hendi) contient énormément d’émotion. Une sorte de morceau qui ouvre la partition pour rester dans le sens que l’on donne au prologue dans les tragédies lyriques. C’est la partie antérieure de l’événement. Le narrateur ici prend un ton très subjectif pour expliquer en filigrane le pourquoi des événements qui allaient suivre. Son rapport avec son père puis sa mère après la disparition de son père. Son rapport avec l’instituteur du village, la mémoire collective du village, ses détracteurs, etc. Puis, comme un istikhbar dans la chanson, après avoir créé une certaine atmosphère, commence la narration elle même. A partir du deuxième chapitre elle prend une tournure auto biographique avec moins de paraboles, plus de clarté. La narration ici c’est l’exposition avec plus de détail. L’histoire commence donc à partir de là. Quant aux autres personnages, je pense avoir représenté les acteurs qui ont fait les événements de l’époque. C’est à dire de la période 45-54. Le caïd, le commissaire, les gendarmes, le PPA l’amine, puis Ali Hendi comme un personnage banal au départ. Ce sont les événements qui venaient vers lui. Il vivait au village tranquillement, mais avec la densité des choses, il ne pouvait échapper à tous les tiraillements de l’époque. Puis, (il était soumis à une pression terrible) un jour, en toute logique, c’est la rupture. Une rupture qui prend ici des allures de big-bang, puisque l’apathie de ses ancêtres se trouve du coup ébranlée.
Dans vos deux romans, on constate l’intérêt que vous avez pour l’histoire. Malgré les différences des contextes, les deux trames ont comme
univers des évènements majeurs de l’Histoire…
L’intérêt pour l’Histoire peut-être, pour les contes sûrement. J’ai toujours été fasciné par les contes. On y trouve les merveilles du monde, mais également des vérités vécues. Il y a aussi la magie de toute la littérature orale que nous avons entendue dans notre jeunesse. Jusqu’à très récemment, elle existait encore. Maintenant, malheureusement, elle disparaît. Les nouvelles technologies, les préoccupations quotidiennes des gens, ont eu raison d’elle. C’est une gigantesque réserve de mémoires qui concerne notre passé et traverse des siècles. C’est fascinant de reconstituer un vécu, une émotion de nos ancêtres alors que nous n’avons pas d’écrits. Pour «Le rocher de l’hécatombe» par exemple, c’est comme si j’avais vécu avec eux pendant 2 ou 3 ans. J’ai ressenti les mêmes émotions que les personnages du roman. J’ai ressenti la douleur, les cris, la violence de voir les enfants se faire tuer, ce sont des moments intenses pour moi et j’espère les avoir bien transmis aux lecteurs.
En tant qu’écrivain, pouvez-vous nous parler un peu de la société d’aujourd’hui ?
Un peuple qui découvre « le beau » est sauvé. Toutes les civilisations ont commencé ainsi, par la découverte de la beauté. Depuis la Grèce antique de Phidias et Praxitèle à la renaissance florentine de Michel-Ange et Leonard de Vinci. Nous l’avons découvert pendant la guerre de libération. Le monde entier a admiré l’intelligence, la subtilité, l’humanisme des dirigeants d’alors qui ont réussi des prouesses incroyables pour l’époque. Ce n’est malheureusement pas le cas après l’indépendance. Nous avons dilapidé tout le potentiel laissé. Nous étions bilingues et même multirisque, c’est à dire nous avions des fenêtres ouvertes vers le monde, on aurait pu continuer sur la même lancée.
Vos deux romans laissent transparaître une tendance vers des personnages réels…
On ne peut décrire un univers que l’on ne connaît pas. L’écrivain met de l’imagination, des couleurs, du rêve, il transgresse certaines lois, mais il lui faut des éléments palpables pour construire. Son univers intérieur bien sûr ne peut s’absenter. Et cela même s’il raconte des événements ou des vécus qui sont très loin de son espace où de son temps. Se sont ces émotions, ses ressentis conjuguées à des événements entendus ou lus. Freud dit que les émotions traversent les siècles. C’est un peu comme une histoire d’amour impossible, on y met tout son psychisme, on contourne à l’aide de paraboles, de métaphores, des contournements de phrases, mais on ne peut aller droit au but parce qu’il y a une loi implacable qu’on appelle le destin. De même pour «L’appel de la montagne», je ne peux vivre cette période-là parce que je suis né 20 ans plus tard, mais Au-delà de l’histoire elle-même, par une sorte d’alchimie, il y a mon psychisme dedans.
Entretien réalisé par Akli N.