La bataille du 5 mars 1959 revisitée

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Trois mois après la grande bataille de Vougarfène survenue le 6 janvier 1959 à Ighil Naâli Ouramdane, la terre natale du premier maquisard de Kabylie, le futur colonel Krim Belkacem, négociateur des accords d’Evian, auparavant initiateur du déclenchement de la guerre de libération nationale, Aït Yahia Moussa fut décrétée zone interdite.

Une autre grande bataille eut lieu à Tachtiouine menée par la Katiba du Djurdjura. « Après le 6 janvier, des barrages de contrôle furent installés partout dans la région. Personne ne pouvait passer sans être passé au crible par les soldats français. C’était une zone interdite. Cependant, eu égard à l’engagement de la région dans la lutte armée, sporadiquement, des djounouds parvenaient à passer entre les mailles du dispositif mis en place par l’armée coloniale avec la complicité de la population civile. Soulignons que durant cette bataille, la plus grande peut être à l’échelle nationale, l’ALN perdit 385 membres. Ce fut malgré tout un grand succès pour nos moudjahidine du fait qu’en plus d’avoir réussi à exfiltrer vers le Djurdjura les grands chefs qui allaient se réunir chez les Krim, le sinistre tortionnaire, le capitaine Grazziani, et le lieutenant Chassin furent pris vivants. C’était bon pour le moral des troupes», nous déclara dernièrement un rescapé lors de la commémoration du 59 ° anniversaire de cette bataille de Vougarfène.

Ce fut une bataille «féroce»

Même si les grands dirigeants de l’armée française qui suivirent cette grande bataille résolurent de quadriller toute la région 2, la mission de transfert d’une nouvelle arme (une mitrailleuse MG 42) à la compagnie installée à Sidi Ali Bounab, exigeait de la katiba du Djurdjura de tenter l’opération et de braver les risques. C’était, d’ailleurs, lors de cette opération que «décéda»la Katiba dirigée par Amar Nath Kaci de son vrai nom Slimane Bensaâd d’Ath Bouadou. La compagnie perdit en effet beaucoup d’hommes. Peu d’éléments échappèrent aux violents combats qui les opposèrent à une force militaire supérieure en effectifs et en armements. En plus de l’artillerie lourde déployée lors de cette bataille, des avions de combat survolèrent tout le périmètre pour bombarder par intermittence tout les lieux suspectés d’abriter des maquisards. Parmi les rescapés, deux au moins sont encore en vie :’Ali Boutalbi de Makouda chef de l’un des groupes dispatchés ce jour-là sur les crêtes de la région et Dda Ali Yadadène, un autre acteur de cette bataille, qui nous fera d’ailleurs ce témoignage.

Un rescapé se souvient…

59 ans exactement après cette grande bataille livrée à la soldatesque française sur le territoire d’Ait Yahia Moussa, Dda Ali Yadadène nous raconte avec force détails les combats, le dévouement et la bravoure dont nos djounouds avaient fait preuve. « C’était effectivement une grande bataille que mena la Katiba du Djurdjura dirigée par le vaillant combattant et stratège militaire que fut Amar Nath Kaci. Cette compagnie, créée en décembre 1957, mourut ce 5 mars 1959 à Tachtiouine. Je vous expliquerai plus ce qui me le fait ainsi dire », commencera par nous dire ce rescapé avant de poursuivre: «Avant de se rendre en Tunisie, Si Amirouche avait donné instruction d’agir en petits groupes parce qu’une grande opération était en préparation. Cela s’était passé à Ath Ouaâvane ».A la question pourquoi cette bataille eut-elle lieu à Tachtiouine ? Il répondra : « notre compagnie devait remettre cette nouvelle arme à la compagnie installée dans la région 2 englobant Ait Yahia Moussa et Sidi Ali Bounab. Le quatre mars, nous étions à Iaâllalen. Nous avions eu écho que l’armée française préparait une grande opération de ratissage, mais il était difficile de vérifier l’information. La nuit tombée, nous devions sortir parce que le lieutenant de permanence Aomar Oudni dit Si Moh Nachid nous confirma l’information. Il y avait effectivement une opération de ratissage en vue. Il était donc impératif de sortir d’Iaâllen. Nous prîmes donc la route vers Sidi Ali Bounab. C’était très loin. Il fallait faire plusieurs kilomètres dans l’obscurité. Nous avions alors occupé beaucoup de crêtes. J’étais aux côtés du chef de compagnie. Au petit matin du cinq mars, Arrivés au niveau de Tachtiouine , nous nous retrouvâmes nez à nez avec l’ennemi ». Et après ? Dda Ali s’arrêta un moment avant de continuer : « les combats furent violents. Quoique bien moins nombreux par rapport à l’armada française, nous leur tînmes tête. Les nôtres se défendirent comme des lions. La bataille dura toute la journée. Nous perdîmes trente-six membres de notre compagnie et nous recensâmes 24 blessés. Nous avions tout de même pu blesser trois soldats et récupérer une arme. J’ai été moi-même blessé. Après le repli des rescapés et la fin de la bataille, j’y étais resté cinq jours sans nourriture et sans soins. Ce ne fut qu’au retour sur les lieux de nos djounouds pour enterrer nos martyrs en état de décomposition qu’on me retrouva. Puis, je fus soigné et entretenu».

Dans chaque famille, au moins un membre a pris le maquis

Après ces batailles importantes et même avant, il ne restait dans les villages d’Ait Yahia Moussa que les femmes, les petits enfants et les vieilles personnes. Il ne faut pas oublier que cette région comptait plus de 800 maquisards. Dans chaque famille, au moins une personne avait pris le maquis. C’était le berceau de la révolution comme en témoigne le fichier communal qui compte, aujourd’hui, plus 700 chahids sans compter les membres qui activaient dans les réseaux de l’ALN (renseignements, ravitaillement, organisation des refuges…). Dda Ali reprend son témoignage : « quand nos djounouds étaient revenus, nous avions eu affaire à une population meurtrie, démunie n’ayant rien à manger. Il fallut alors la ravitailler. Il n’y avait que des femmes et des enfants. Tout le monde pleurait. C’était une véritable misère. Si j’ai dit auparavant que c’était le décès de la compagnie, c’est parce qu’il ne restait même pas assez d’éléments pour former une katiba. Les pertes étaient lourdes. Les rescapés furent donc répartis en petits groupes», conclura Dda Ali.

A quand la liste nominative des martyrs inhumés au carré du 5 mars 1959 ?

C’est l’une des questions qui reviennent à chaque commémoration de cette bataille. En effet, les moudjahidine et les enfants de chouhadas, à leur tête M. Ali Benmokdad de l’Organisation Nationale des Enfants de Chahids (Onec), espèrent tous que cette liste soit établie. « C’est un devoir de mémoire. Au sein de notre organisation, nous nous battrons jusqu’à ce que les noms de ces martyrs soient écrits en lettres d’or sur cette stèle. Je ne vous cacherai pas qu’après 56 ans d’indépendance, l’histoire de notre région n’est pas encore écrite. Certaines batailles ne sont pas encore répertoriées. J’insisterai sur la stèle érigée à Afroun en hommage aux 47 personnes enfermées et gazées dans une grotte de cet endroit après avoir fui la géhenne du 6 janvier 1959. Une stèle vient d’être érigée à leur mémoire. Ce monument a été obtenu par notre organisation après des années de lutte. Voilà qu’il vient d’être bloqué pour une simple opposition. La responsabilité incombe aux pouvoirs publics de régler ce problème au plus vite. Où est donc l’autorité de l’Etat? », s’interrogera M. Ali Benmokdad. Cela étant, il faudrait des pages entières pour reconstituer dans le détail les batailles qui eurent lieu à Ait Yahia Moussa parce qu’il y en a eu d’autres à l’exemple de celles de Tizi Guezguarène et de Tafoughalt. Tant que les derniers acteurs de ceux qui donnèrent du fil à retordre à Bigeard et consorts, comme Dda Ali Yadadène que Dieu le protège, sont encore en vie, il urge d’enregistrer leurs témoignages à même d’écrire la page glorieuse de cette région ô combien meurtrie et oubliée. En 2018, cette région tarde encore à voir venir son développement quand on sait qu’aucun foyer ne jouit à ce jour de gaz naturel. Les vingt-deux mille habitants de ces contrées, éparpillés sur plus d’une vingtaine de villages et un chef-lieu souffrent de tous les manques, des carences qui illustrent un déplorable enclavement.

Amar Ouramdane

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