Allaoua Rabhi, enseignant au DLCA de l’université de Bgayet, parle dans cet entretien de plusieurs sujets ayant trait à la langue et à l’actualité culturelle.
La Dépêche de Kabylie : Le premier centre de recherche en langue et culture amazighes vient d’être inauguré à Béjaïa. Comment avez-vous accueilli la nouvelle ?
Allaoua Rabhi : À l’instar de mes collègues, j’accueille avec une dose d’enthousiasme l’ouverture du CRLCA. Il était temps car nous attendions son inauguration depuis plus d’un an et nous en avons fait mention dans notre récente déclaration suite au mouvement des étudiants en décembre dernier. Avec l’ouverture de ce centre, on assiste à un début de parachèvement de l’édifice institutionnel au bénéfice de la langue amazighe et de sa promotion conformément à son statut de langue officielle. Mais qu’on ne tombe pas dans la béatitude, cette institution n’en est encore qu’à ses balbutiements. L’inauguration du CRLCA a consisté à installer son directeur, en l’occurrence M. Mustapha Tidjet, et, visiblement, ce dernier est chargé du reste, c’est-à-dire de la mise sur pied de l’institution avec un organigramme, programme, laboratoires, équipes de recherche, budget, etc. Une autre institution, la fameuse Académie de tamazight, dont l’installation semblerait imminente, constituera l’étape ultime du parachèvement dudit édifice institutionnel et aura pour mission la standardisation de la langue et la normalisation de son usage conformément à son statut.
Beaucoup de nouveaux étudiants se plaignent des difficultés de se retrouver à l’université en train d’apprendre leur langue maternelle comme en première année primaire. Ne pensez-vous pas que seul l’apprentissage de la langue dès le début pourrait mettre fin à cette problématique ?
Les étudiants en langue et culture amazighes vont encore, et pour relativement longtemps, servir de cobayes de cet enseignement, de ses insuffisances et de ses aléas et nous n’avons pas d’autre choix à leur proposer. En revanche, je ne pense pas qu’ils étudient leur langue maternelle à l’université, encore faut-il donner une définition adéquate du concept de « langue maternelle ». L’apprentissage de la notation et de l’expression étant requis pour la rédaction des divers types de textes, il va falloir attendre qu’arrivent les promotions d’étudiants qui auront effectué leur scolarité en langue amazighe ou, au moins, qui auront « étudié » cette langue dans les divers paliers de leur scolarité, pour revoir les programmes universitaires. Gageons sur la volonté politique de l’État pour la mise en adéquation des institutions avec le statut octroyé à notre langue ; avec son corollaire, l’apprentissage de ce qui est communément désigné par le vocable de langues maternelles, depuis le préscolaire, pour maintenir le contact affectif entre parents et descendants et faciliter, plus tard, l’apprentissage des langues secondes et/ou étrangères.
Dans le même ordre d’idées, ne pensez-vous pas que ceci soit la cause de la baisse du niveau des licenciés en tamazight ?
En effet, des voix s’élèvent çà et là pour affirmer que le niveau des étudiants en tamazight est en-dessous de la moyenne. Je m’élève contre ce genre d’allégations. D’abord, qui sait où se situe la moyenne ? Ensuite, est-ce que quelqu’un a effectué une étude en ce sens, un sondage et est parvenu à des résultats probants? Une chose est sûre : la baisse du niveau est générale et concerne toutes les disciplines sur l’ensemble du territoire et affecte inéluctablement l’enseignement de tamazight car nous évoluons tous au sein du même système. La tendance générale est à la recherche du « gain facile », c’est-à-dire, la course à l’obtention des bonnes notes par tous les moyens ; fraude aux examens, « marchandage »…, tout est « bons » pour y parvenir. Il est vrai aussi que dans notre discipline, nous prétendons faire dans les deux cycles de l’université, licence et master, ce qui est censé s’étaler sur l’ensemble du parcours scolaire, soit du primaire jusqu’à l’université. Cela semble pour le moins difficile, sinon impossible.
On évoque la polémique sur la transcription de tamazight. Comment vous qualifiez ce débat ?
J’ai toujours soutenu, et je persiste dans ma position, que ledit débat sur la transcription est un faux débat, une polémique stérile, inféconde, inutile, nuisible, débile, méchante et hostile. Si la langue est considérée à juste titre comme un paramètre identitaire, il n’en est rien de l’alphabet utilisé pour la transcrire : je n’en veux pour preuve que le fait qu’on utilise le même alphabet pour transcrire diverses langues de familles différentes : l’alphabet dit latin plus ou moins aménagé dans le cas du français, du turc ou du maltais… ; l’alphabet arabe dans le cas de l’arabe, l’ourdou, le kurde, l’afghan, l’iranien. En ce qui nous concerne, les deux traditions, tifinagh et alphabet arabe, sont nettement dépassées, inopérantes et ne pourraient que freiner, voire stopper l’essor de développement de la langue amazighe et de sa littérature. Le soi-disant débat n’est pas sain et n’a d’autre objectif que de nous persuader que nous n’aurions pas de langue autonome et que nous serions condamnés à rester dans le giron d’un arabo-islamisme uni ciste et totalitaire. Or une pratique de plus d’un siècle a fait ses preuves, celle de la graphie latine que les praticiens ont pris le temps d’adopter, d’aménager et d’affiner pour l’adapter au système phonologique amazigh dans sa globalité. C’est dans cet alphabet mis à jour que sont écrits, publiés, lus et commentés nombre de manuscrits (grammaire, dictionnaires, poèmes, nouvelles, romans et ouvrages divers). Remettre en cause cette tradition relève de la pure spéculation, œuvre des tenants de l’unicité arabo-islamique. Je crains que pour un faux débat j’en aie déjà trop dit !
Pourtant, les peuples amazighs ont déjà tranché…
Non. Les peuples adoptent, et les choix peuvent différer d’un peuple à un autre. Encore que, dans un domaine tel celui de la graphie, il s’agisse d’un choix « populaire ». Disons qu’il y a une pratique, une tradition qui a fait ses preuves et que l’idéal serait de poursuivre. Je commence à me répéter, je ne m’étalerai pas davantage.
Quel est votre point de vue sur la prochaine Académie et qu’est-ce que vous attendez d’elle ?
Je disais que sa mise sur pied constituait l’ultime étape du parachèvement de l’édifice institutionnel de promotion de la langue amazighe. C’est en ce sens que l’Académie est la bienvenue dans ce paysage institutionnel étoffé. L’idéal pour moi serait l’émergence d’une académie à partir de la base au détriment du parachutage (l’élection au détriment de la cooptation). Néanmoins, maintenant que le projet se dessine, il est important qu’il lui soit assigné des objectifs clairs, un pouvoir de coercition et recrutement de ses membres sur la base d’une critériologie claire et à la mesure des objectifs (niveau universitaire + maîtrise et pratique de la langue amazighe à l’oral et à l’écrit). La mission essentielle de l’Académie est la concrétisation sur le terrain des résultats et recommandations auxquels aura abouti la recherche dans le domaine amazigh, notamment sur le plan de la standardisation.
À propos des concours qu’organise l’association culturelle Adrar n Fad. Après avoir laissé l’évaluation de la poésie aux jeunes, vous êtes dans la commission de jury du concours de nouvelles. Un mot sur ce récent choix…
Quitter un jury pour se retrouver dans un autre n’est pas un choix pour moi. La réalité est que la plupart des membres ont préféré rester dans le jury d’évaluation de la poésie et qu’en ce qui me concerne, et sans prétention aucune, il se peut que je sois plus utile dans le jury de la nouvelle. Ceci dit, et s’agissant d’une première édition, l’expérience est toute nouvelle. Elle est en cours, peut-être aussi passionnante que passionnée ? Je souhaite de tout mon cœur une longue et heureuse vie au prix de la nouvelle, une nouvelle de plus en plus neuve !
Un mot pour clôture ?
La langue n’est pas qu’un simple instrument de communication, je voudrais insister sur la nécessité de faire de la langue amazighe une langue d’ouverture et de tolérance, de fraternité et de solidarité, de justice et des droits humains, une langue naturelle de la société, une langue qui rassemble tant les régions que les nations.
Entretien réalisé par M. K.

