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Lounès Matoub : «Mourir ainsi, c'est vivre»

Vingt ans après son assassinat à Tala Bounane, Matoub Lounès continue- par son legs, son aura et le lointain prolongement de son action- à entretenir une sorte de légende dont le poids et l'image font fi du temps et des générations.

Par Amar Naït Messaoud

Des jeunes, nés l’année de la mort du poète ou ayant à peine trois ou quatre ans lors de ce funeste événement, poussent leur adoration pour le barde jusqu’à boire ses paroles, chanter ses musiques à toutes les occasions, arborer ses portraits lors des manifestations de rue ou galas et constituer une anthologie de ses dires et citations. Tout au long de ces vingt ans de son absence physique, Matoub aura occupé la scène artistique, les médias, les discussions, les livres, les documentaires et…les cœurs des jeunes Kabyles. Les quelques traductions de ses textes- en entier ou quelques strophes- ayant été publiées sur les réseaux sociaux, ont amené des algériens non kabylophones à admirer la poésie de Matoub et même à se réclamer des ses idéaux. C’est que le vrai travail de décryptage de l’œuvre de Lounès n’est pas encore entamé, si l’on excepte les journées d’études que lui a consacrées le département de culture et de langue amazighes de l’Université de Béjaïa, la semaine passée. Au-delà des commémorations régulières, organisées à l’occasion de l’anniversaire de la mort ou de la naissance du poète, le temps semble mûr pour une approche critique- dans le sens de la critique littéraire, pédagogique et historique de l’œuvre de Matoub. Pendant presque une vingtaine d’années de compositions poétiques et musicales, de galas, de déclarations, de manifestations de rue, de vie mouvementée, où se sont succédés blessures graves à l’arme automatique, enlèvement, puis mort dans une embuscade un certain 25 juin 1998, le temps semblait rapide, fuyant, fulgurant. C’est l’une des périodes les plus difficiles et les plus exaltantes qu’ait eu à vivre la Kabylie après l’Indépendance. Matoub était là d’une présence si prégnante qu’on l’imaginait à l’affût à chaque coin de rue. Il a été de tous les combats que la Kabylie et l’Algérie eurent à engager sur le plan des luttes démocratiques, identitaires et culturelles. Ses poèmes ont accompagné tous les mouvements de la société, si bien que, à les sérier chronologiquement ou par thèmes, l’on se retrouve avec un véritable livre d’histoire, ponctué d’un registre de révolte, de revendication, de recherche d’un idéal de vie pour toute la collectivité, idéal de liberté de démocratie, de justice sociale et de réconciliation avec soi. Cette dernière notion vaut son pesant d’or et de…poudre. Contrairement à toutes les visions tordues, bancales ou politiciennes grevant sa portée et son sens profond, le travail de réconciliation avec soi tel qu’il est décliné dans la poésie de Matoub prend une dimension démiurgique dans l’histoire millénaire de l’Algérie, avec un inconscient collectif qui fait régénérer les élans primesautiers et les volontés premières des habitants de cette contrée nord-africaine. Au destin collectif dans lequel sont représentés les groupes, la famille, la société tout entière, Matoub a su greffer le parcours et l’angoisse des destins individuels, les uns plongeant dans la misère, l’exil, la déchéance humaine, les autres évoluant dans les amours contrariés, les militances frelatées et les solidarités effilochées. L’œuvre matoubienne a su décrire l’homme devant ses angoisses existentielles, ses idéaux célestes et ses contradictions terrestres. En d’autres termes, la vie dans sa nudité, sa cruauté, ses horizons exaltés, ses espoirs déçus et sa fin tragique. L’école algérienne gagnera à intégrer les poèmes de Matoub, ainsi que ceux d’autres poètes de Kabylie ayant produit une véritable littérature dans cette langue. La ministre de l’Éducation nationale avait fait état, en 2016, de la pauvreté des manuels de lecture algériens, faisant que 80 % de leur contenu était anonyme ou tiré de l’internet. Les efforts de réappropriation de la culture nationale dans les livres scolaires devraient englober toute la production littéraire dite orale, réellement, elle ne l’est plus, avec les moyens modernes de transcription, sachant que l’enseignement de Tamazight, vieux rêve de Matoub, est en train de gagner progressivement du terrain.

A. N. M.

«Mourir ainsi, c’est vivre» : Interjection de Kateb Yacine

De son legs…

«Bagnard à Berrouaghia» (1982)

-Son âme agonise

Tel un grain dans une meule.

Il attend son tour et pleure

Mon bagnard !

-Il craint que vous voyiez en lui un téméraire,

à la fin, vous risquez de l’oublier.

Vers lui, qui ouvrira la voie ?

Mon bagnard !

-L’arbitraire montre ses repousses.

Vers l’avant se dresse un précipice,

La mort approche par derrière.

Mon bagnard !

-Appelle-le donc, ô mon cœur, appelle-le !

Dis-lui, s’il écoute,

De se garder de dénoncer qui que ce soit.

Mon bagnard !

– ô vent qui berce les oliviers

Apprends-moi, je t’implore, les nouvelles.

Je ressemble à du bois vermoulu

Que les gens refusent même à brûler dans les foyers.

Quelle raison l’a exilé

Et l’a ravi brutalement aux siens ?

Ô vent qui me rend visite,

T’a-t-il chargé d’un message, mon bagnard ?

-A trop écouter les gens,

Mes mains se refusent à l’ouvrage.

Le chagrin attise mes malheurs

Et remplit mes jours de noirceur.

J’ai surpris des gens converser,

À ma vue ils ont baissé les yeux.

Vent, c’est à toi de m’apprendre

S’il est encore en vie mon bagnard.

-Le cœur halète à l’arrivée du vent de mars.

Dès que je porte la coupe aux lèvres,

On vient me l’en saisir.

Aujourd’hui, je sais, je l’ai perdu ;

Mes yeux ne le reverront plus.

Vent, viens me dire

Où la vague a largué mon bagnard.

-La paix que j’attendais a failli

Au rendez-vous pourtant accordé.

La belle tragédie s’est fardée

Et vient m’offrir des cadeaux chez moi.

Maintenant je comprends la raison de son retard,

Et pourquoi son retour est une chimère :

Il refuse de fléchir devant l’humiliation

Dans le pénitencier de Berrouaghia,

Mon bagnard !

Traduction: A.N.M.

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