Les mots de la guerre

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Par Mohamed Bessa

« Nfaq n 71 ! ». Le jargon général fait de moins en moins place à cette survivance de ce soulèvement de 1871 qui allait donner la Kabylie sur les pires exactions coloniales. Elle ne subsiste que dans les répertoires de ces vieilles de débarras qui ruminent de désuets verbiages.Il y a 135 ans, le 08 avril 1871 était aussi un samedi, et tout aussi jour de marché à Seddouk. Négligeant les conseils de prudence de Cheikh Mohand Oulhoucine, Cheikh Ahaddad donnait solennellement le coup d’envoi du Nfaq par un geste qui survit encore à ce jour dans la mémoire collective et que le film de Liazid Khodja, sur Si Mohand, a d’ailleurs repris et scénarisé. Balançant sa canne au milieu de ses partisans, comme un joueur abattant son atout, il clame que les Français seront ainsi boutés hors du pays. Le mot « Nfaq » a, longtemps, eu cours, avant que le langage courant ne lui préfère globalement celui de « lguira », altération de « guerre ». Comme si les affres de la guerre de libération avaient finalement ravalé celle de ses devancières et forcer la sémantique à l’adaptation. En médecine, par exemple, il est connu qu’un stimulus plus intense parvient à divertir de la douleur initiale. Ce serait aussi de cette époque de Nfaq que date cette expression, formule bateau s’il en est, qu’on prononce sans trop maîtriser ni son sens ni son opportunité : « Markits A lxuja tecdah ! » (Khoja, veuillez inscrire qu’elle a bien dansé ! « .Exquis raffinement de la revanche du vainqueur sur le vaincu, les femmes étaient convoquées depuis tous les douars pour étaler en public, c’est-à-dire à l’intention de la soldatesque et des cohortes d’affidés, leur talent de danseuses. « A dansé », notait les Khoja comme, aujourd’hui, on oblitère « A voté » après un passage devant l’urne. Ne se contentant pas des victoires du terrain, les vainqueurs ont souvent cherché à s’en prendre aux valeurs morales des vaincus. Défait momentanément, Koceila avait été forcé à égorger de ses propres mains un mouton et de se barbouiller la barbe de son sang ! Soit le comble de l’humiliation pour un prince berbère ainsi rabaissé à une tâche de roturier, qui s’est promis de n’avoir de cesse avant d’avoir tué Oqba Ibn Nafa. De là daterait cette expression comminatoire prononcée en portant la main au menton : « Atsa tamart ! » (Voici la barbe).Ainsi allaient les guerres, sauvages et impitoyables. Comme les courants électriques marquent leur rémanence sur certains circuits, les douleurs des guerres continuent de résonner dans les mots, ces chainons ininterrompus qui nous relient plus solidement au passé que n’importe quel autre héritage. Quand les morts sont morts et sont enterrés, quand, plus tard, il devient même licite de « retourner » les cimetières et faire place nette aux nouveaux arrivants, survivent les mots qui ont prononcé leurs souffrances. Ce sont précisément les blessures de l’âme qui continuent à parler à la plus sûre des postérités. Une croyance ténue prétend que des « anza », des râles, continuent longtemps à s’entendre dans les endroits où étaient survenues des morts violentes ou foudroyantes. De notre époque tourmentée, retentiront, à ne pas douter, les mots les plus furieux. De tous les champs, de toutes les montagnes monteront les anza des massacres collectifs, des mères éviscérées, des bébés écartelés, des adolescentes violées. Rien, ni personne n’y pourra rien.Cette année, la bonne vieille rythmique des saisons n’aura pas tellement opéré. On se croirait en Tafsut alors que nous sommes, en principe, en plein dans l’Ahayane. Comme si l’hiver avait décidé d’abdiquer, d’un cœur léger. De ne pas engager cette dernière bataille où, par tonnerre et blizzard, grêlons et froid à faire grelotter les sangliers, il tente de maintenir le printemps face aux assauts de l’’été. C’est le modus vivendi, ni l’été ni l’hiver ne veulent saloper de leur affrontement ce frêle prochain. La Kabylie déroule partout des paysages verts magnifiques. Mais, comme le disait le poète : Depuis 2000 ans la guerre/ Plait aux peuples querelleursEt Dieu perd son temps à faire / Les étoiles et les fleurs.Tizi aura eu à le vérifier avec les concomitantes visites in partibus de Mgr Teissier et du Cheikh Qaradawi. L’église catholique d’Algérie ayant renoncé depuis longtemps au prosélytisme, son chef puise dans la philosophie les raisons d’une œcuménique résignation. Il n’est pas regardant au détail. La foi, pense-t-il, quelle que soit la représentation qui la porte, fut-elle non-chrétienne, est la valeur la plus essentielle. « Notre foi, disait déjà Mgr Duval, doit nous rendre plus humains. Nous devons être discrets non par peur, mais par charité ». Arrivé avec le briefing des préjugés de ses hôtes d’Alger, le second, trop bête pour se payer de philosophie, et trop « total » pour renoncer, a pesté d’aigreur. A peine si, comme Oqba, découvrant la rive atlantique, ne s’est-il pas écrié : « J’ai porté l’Islam jusqu’au bout du monde ! ». Il s’irrite de voir des enseignes en « français » (c’est-à-dire, sans doute, en caractère latins avec lesquels sont rendus les mots berbères), et des femmes non-hidjabisées. Précisément contre des manifestations symboliques de l’identité et de la modernité ! Contre ce quoi ont, toujours, tendu les luttes de cette Kabylie !Mais peut-on être un intégriste paisible et reconnaissant ? Un météorologue du Sahara qui annonce pour chaque jour du beau temps ? Il faut bien percevoir quelques nuages sous le soleil même si la nature perpétue généreusement sa meilleure saison. Ou se résigner à n’être plus.

M. B.

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