Abderrahmane Yefsah revient avec un 3ème ouvrage intitulé Tamda Lablatt et Taourga ou la légende d’Ahmed Omar Mahiedine de la Kabylie du 19ème siècle. C’est un essai qui relate l’histoire d’Amroua et du Sébaou au XIX siècle qui a ponctué plusieurs et pénibles années de recherches : manuels, documents dont Mohamed Seghir Feredj (dans histoire de Tizi-Ouzou, Hadj Ali Mustapha (Insurrections et déportations outremer et les Bagnards algériens de Cayenne …Horace Vernet (Conquête de l’Algérie), témoignages auprès des parents et arrières-grands parents. Une région qui a connu de nombreuses occupations sanglantes et dont les insurgés n’ont jamais abdiqué !
La Dépêche de Kabylie : Vous venez de signer votre dernier livre intitulé : «Tamda Lablatt et Taourga» ou la légende d’Ahmed Omar Mahiedine (La Kabylie au 19ème siècle), qu’aimeriez-vous dire d’emblée à nos lecteurs ?
Abderrahmane Yefsah : Il y a plusieurs raisons familiales, historiques et… amoureuses. Oui, je suis tombé amoureux de ce poème et de la façon auguste dont il a été déclamé par un octogénaire. Puis, c’est une façon à moi de faire une incursion dans le XIXe siècle de notre région, de notre pays pour sauver des pans inédits de l’oubli et de la perdition. Le poème est à l’origine de l’ouvrage, c’est grandiose ! Il met en mouvement un homme, une région, aux moyens rudimentaires, aux prises avec le corps expéditionnaire français au XIXe siècle. Est-il besoin de le souligner qu’à l’époque, c’était la première puissance militaire, une force façonnée par des siècles de guerre et une industrie d’armement à disposition. Le poème est un nouveau combat qui se situe au niveau des mémoires et c’est très important pour l’histoire du pays. L’envahisseur est parti, sorti, chassé, mais la mémoire est restée, elle est le véhicule du temps. C’est aussi pour rendre hommage à cette mémoire, sacrée pour moi, que j’ai écrit cet essai.
Et ce choix précisément d’ouvrir par un poème et de terminer par un autre ?
L’ouverture de l’ouvrage par ce poème était une nécessité structurelle dans la mesure où je n’avais aucune ambition historique dans la rédaction de cet ouvrage, même s’il éclaire de nombreux pans de la société et de nombreuses familles restées dans l’ombre et qu’on ne trouvera dans aucun ouvrage ou fascicule de l’histoire. Avec davantage de maîtrise et de temps j’aurais prétendu à l’écriture de l’histoire de cette partie de la Kabylie allant de 1700 à 1871. Ce poème transmis de génération en génération depuis ce N’Faq 1871, et je le pense sans aucune altération, nous éclaire sur une période guerrière marquée par une résistance farouche, coûteuse en pertes humaines et économiques pour les résistants. Le terme de résistant, de combattant libérateur est nié aux autochtones. Les chroniqueurs du ministère de la guerre française et les plumes à la solde des nouveaux propriétaires terriens de l’Algérie ont été dans la falsification, même dans la mort. Quand l’histoire est écrite par les vainqueurs, comme tout le monde le sait, elle arrangera les plus forts. Mais dans ce cas, la mémoire est là pour démentir des faits fallacieusement écrits. La clôture de cet ouvrage par un autre poème est dictée par la fin tragique de ce héros, rapportée par le poème de Said Chekerabi, qui est Ahmed Ou Omar Mahiedine (non pas Ahmed Omar comme le porte le titre de l’ouvrage). Un passage à lire avec délicatesse ! Je crois que l’ouvrage ferait un bon scénario et un bon film. La maman qui récupère la tête de son fils décapitée entre les soldats, les goums, est indescriptible, il n’y a que l’image qui peut rendre cette tragédie.
Quelle est pour vous l’importance de ce poème que vous voudriez porter à l’intention des lecteurs ?
Oh mon Dieu ! Mais c’est le déclic, c’est l’élément déclencheur ! C’est de là qu’est parti ce besoin, pas seulement de comprendre mais aussi de révéler aux lecteurs que la poésie, que l’oralité a sauvé le monde berbère. Le berbère s’écrirait, il n’aurait pas résisté longtemps aux envahisseurs et autres langues pas mieux nanties, plus scientifiques peut-être. Je vous fais remarquer que le latin et le Grec ancien, malgré tout ce qu’ils ont donné à l’humanité, ne sont enseignés que dans des écoles spécialisées. Ce poème est une page de notre histoire narrée autour du feu, un feu que je considère sacré parce qu’il a permis de réunir, d’éduquer et de transmettre de très belles pages de notre culture à l’humanité. Le premier écrivain planétaire n’est-il pas berbère ? Il a écrit en latin, il est vrai, mais il avait transmis ce qui se racontait autour du feu. Notre littérature est orale, fabuleuse au point d’émerveiller le grand Ibn Khaldoun. Avons-nous sauvegardé, transcris 10% de ce trésor imaginaire, fécondé par l’âme et l’esprit berbère ? J’en doute fort.
Que relate-t-il ?
Le livre, «Tamda Labllat et Taourga» ou la légende d’Ahmed Ou Omar, La kabylie au XIXe siècle, commence par un mot «Amallah», le premier mot du poème, à mon sens intraduisible, il met en évidence la bravoure, le courage d’un homme en guerre contre une force d’occupation. Puis il entre dans les méandres des familles influentes de l’époque : Ath Kaci, Mahiedine, Mansour (Hadjili), Haffaf…le village de Tikobaïne n’était pas du reste. Ce n’était pas facile de démêler le fil, les intrigues, les rivalités qui caractérisaient la Kabylie à cette époque et là les familles concernées m’ont été d’un grand secours pour la rédaction de ce modeste ouvrage. La guerre contre l’occupant Ottoman n’était pas de tout repos parce qu’il avait fait usage du sacré, l’islam. Il ne fallait pas le combattre sinon on combattait la religion d’où la difficulté rencontrée pour les refouler et les jeter à la mer par où ils étaient arrivés. Il relate évidemment les guerres entre les familles Ath Kaci et les Mahiedine, avec chacune, des familles qui leurs étaient proches. Et puis de la guerre livrée à l’occupant français, les jugements des survivants par la cour de Constantine et d’Alger et leur déportation en nouvelle Calédonie… Je ne suis pas un scientifique. J’ai fait un travail empirique et c’est le poème, Amallah… qui m’a dicté la démarche à suivre. Il y a plusieurs chapitres mais le travail est divisé en deux parties l’une historique et j’ai travaillé le poème, l’autre partie. Le poème est une grande source d’information. Il y a de l’amour, de la grandeur, de la trahison et de la résistance… Ce poème est transmis, voire déclamé (composé) par les Ath Kaci malgré la rivalité qui existaient entre ces deux familles pour une question de leadership.
Ce poème m’a fait découvrir un monde inconnu de nous tous. Il était à la connaissance de quelques uns seulement, de très rares personnes parce que le «canoun» qui avait servi de viatique au monde berbère, au monde de l’oralité n’est plus. De nombreux contes, en dehors de ceux qui ont été sauvés par la plume ont disparu avec les narrateurs et narratrices. Je cite seulement ma mère, qui est partie ce 6 octobre 2018, avec un trésor inestimable. Elle a emporté avec elle de nombreux faits d’armes du XIXe siècle, de ses aïeux, les Ath Kaci, les Mahiedine, les Mansour de Boukhalfa (Hadjili présentement…) et combien de poèmes ! Quelques jours avant sa mort, elle s’était laissée aller comme ça à un poème sur la contrée de Makouda et c’est un poème du XIXe siècle que je n’ai pu, hélas, consigner par manque de savoir-faire et d’opportunisme : un crime ! Ce poème lui a été transmis par sa mère, elle-même de sa mère et ainsi de suite.
La période turque fut atroce pour la Kabylie. Pourrait-on faire une approche avec celle de la colonisation française ?
Au risque d’écorcher certaines «sensibilités» l’islam n’a jamais été fédérateur, il a toujours servi les plus forts du moment comme les deux premières religions monothéistes. Les frères Barberousse qui sont élevés au rang de héros dans notre pays, n’ont été en réalité que de sanguinaires aventuriers, prédateurs comme tous ceux que cette Afrique du nord a eu à subir. Comme tout le monde le sait, les Ottomans se sont montrés lâches devant le corps expéditionnaire français. Ils avaient négocié leur sortie du pays avec toutes les richesses amassées durant trois siècles d’occupation. Le colonialisme français a eu à se comporter sauvagement envers ce pays qui n’aspirait qu’à vivre dans la paix et la tranquillité. Pendant que le frère de Belkacem Ath Kaci réalisait un jardin à Taboukert, érigeait un moulin à grains sur le cours d’eau d’Ath Feraoucen, le génie militaire français abattait des milliers d’arbres fruitiers de la Kabylie, suite à sa résistance, ce qui amena les résistants à baisser les armes. C’était le pot de terre contre le pot de fer !
Quelles sont vos sources d’informations ? Cela vous a-t-il demandé beaucoup de temps dans vos recherches ?
L’histoire, notre culture est dans la bouche de nos narrateurs et narratrices, qu’il ne faut pas négliger. Il est vrai que je me suis penché un peu dans certains ouvrages historiques ou chroniques (très peu) mais plus pour confirmer ou infirmer ce que j’ai pu recueillir auprès des Ath Kaci et des Mahiedine de Taourga. Ces familles m’ont appris beaucoup plus que les ouvrages de l’époque. J’ai exhumé des faits, des relations et des informations inédits et qui ont une valeur scientifiquement historique. J’ai su de la bouche de ma mère l’histoire du couscous de la trahison du 18 avril 1819 au bordj Sebaou bien avant sa lecture dans les livres. Comme j’ai appris qu’une fille des Mansour (Hadjili) avait refusé la main d’un Mahiedine pour accepter Mohand Amokrane, fils de M’hend qui fût tué lors de ce traquenard tendu par les Ottomans, comme mari. Comme on le constate il n’y a pas que du feu et du sang, il y a aussi de l’amour ! Ce refus fut-il antérieur ou postérieur à celui de Fadhma N’soumer, je ne saurais le dire ? J’ai appris aussi qu’Ahmed Ou Omar, avant d’être fusillé (alors que le poème de Chekerabi parle de guillotine) avait demandé à son cousin Mohamed Azzoug de prendre sa femme, Fadhma bent Kanoun, comme épouse et que Mohamed Azoug était lui-même marié à Lakri Chaouch de Tala-Allam et père. Mes recherches m’ont amené aussi à donner un sens, une explication au nom Taourga qui est très ancien, du temps des Romains il s’appelait Taugesis ou Tegisis, un nom latin qui désigne un arbre et la ville marocaine Tanger dérive de ce mot, avant de devenir Horace Vernet, le nom du peintre, le hagiographe du corps expéditionnaire français. L’explication du sens de Taourga est dans l’ouvrage en question. Il y a d’autres détails que je ne peux énumérer ici. Je suis vraiment content d’avoir écrit ce modeste ouvrage. Je le considère comme une contribution à l’enrichissement de notre patrimoine historique et immatériel. Les faits rapportés, chacun est libre de les interpréter comme il veut, sont à mon sens authentiques. On n’a pas besoin de créer des mythes, des légendes, même si le titre de l’ouvrage parle de légende, ils sont bien vivants. C’est une page de notre histoire que nous revendiquons. Nous devons sauver ce qui peut l’être encore et il y a du travail, que les bonnes volontés se manifestent.
Entretien réalisé par M A Tadjer

