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Regard sur l’œuvre de Mohya

Par Saïd Chemakh,Docteur en linguistique berbère

Mohya, de son vrai nom Mohia Abdellah, est écrivain, poète et traducteur de langue berbère (kabyle). Mohia Abdellah (ou Muhya, Muhend u Yehya) est né le 1er novembre 1950 à Ieezz’ugen (Azazga). Sa famille est originaire d’At-Rbah (commune d’Ibudraren) dans la célèbre tribu des At-Wasif mais son père, tailleur de profession, s’est installé depuis quelques années à Azazga. Mohya a passé une partie de son enfance dans cette région avant que sa famille ne déménage à Tizi Ouzou. Interne au Lycée Amirouche à Tizi Ouzou, le jeune Mohya était un brillant élève, il décroche son bac en 1968. Il rejoint l’université d’Alger où il poursuit des études supérieures en mathématiques. Il obtient sa licence en 1972. Il participe à un concours qu’il obtient, il est alors autorisé à s’inscrire à l’Ecole d’ingénieurs en hydraulique en France. En 1973, il part donc en France, plus précisément à Strasbourg, mais au cours de la même année il rejoint Paris. Il intègre le Groupe d’études berbères créé à l’Université Paris VIII (Vincennes). Il sera un des animateurs des revues publiées par ce groupe : Bulletin d’études berbères (BEB) puis Tisuraf. En parallèle, il travaillait comme veilleur de nuit dans un hôtel du 7ème arrondissement. Il a animé la troupe “Asalu” à partir de 1983. C’est autour de cette dernière qu’un atelier de traduction-adaptation s’est constitué. Pendant de nombreuses années, il tenait un commerce d’alimentation générale à Paris. Il a par ailleurs enseigné le berbère à l’ACB.Il a publié des poèmes, des nouvelles ainsi que de nombreuses traductions vers le kabyle de pièces de théâtres (plus d’une vingtaine), nouvelles, poésies… Dans cet article, il sera question d’une présentation succincte de l’ensemble de l’œuvre accomplie.

L’œuvre de MohyaL’œuvre de Mohya est très diverse et s’inscrit dans trois domaines différents :1. L’œuvre littéraire proprement dite constituée de poèmes, de nouvelles et autres textes littéraires divers, créations propres de l’auteur.2. L’œuvre littéraire populaire recueillie et/ou complétée par l’auteur.3. Les œuvres traduites et adaptées vers le kabyle à partir du français et faisant partie de patrimoines littéraires (et/ou artistiques) étrangers.1 – L’œuvre littéraire de Mohya :Elle est constituée essentiellement de deux genres littéraires : la poésie et la nouvelle (ou conte).1.1. La poésie :Dès son entrée à l’Université d’Alger en 1970, le jeune Mohya, fréquente le cours de berbère dispensé par Mouloud Mammeri à l’Institut d’éthnologie. Au cours d’une excursion à Tala-Guilef, il lit le poème qu’il venait de composer Ayen bghigh (= Ce que je veux/ Mon amour) en présence de M. Mammeri. Ce dernier n’a pas manqué de le féliciter et de l’encourager à continuer sur cette voie. Ayen bghigh est chanté par le groupe “Imazighen Imoula” constitué autour de Ferhat sous une version intitulée Ayen righ. Mohya est désormais sorti de l’anonymat.Au cours des années 70, Mohya continuera à composer des poèmes. Certains parmi ces derniers auront une diffusion massive. Ainsi, Tahya Barzidan (=Vive le président !) et Ammarezg-nneg ! (Oh, notre bonheur !…), publiés dans Tisuraf ont connu un grand succès après leur reprise en versions chantées par Ferhat. Mohya composera de nombreux poèmes. Les plus connus restent ceux qui sont repris par les chanteurs kabyles. Dans une société où l’oralité reste l’un des rares vecteurs de transmission de savoirs, il faut reconnaître que les vers de Mohya ont connu une large diffusion surtout avec une chanson mise au service la revendication berbériste contre le déni identitaire.D’autres poèmes de Mohya sont chantés par Takfarinas, a win iheddren fell-i ; par Malika Domrane, Ad’ellaâ iqqersen ; par Idir, ay arrac nneg ; Slimane Chabi Ad ghregh di lakul…Comme préface au recueil de Amar Mezdad, Tafunast igujilen publié comme supplément à Tisuraf, Mohya y met un poème Tarebget.Mais un bon nombre de ses poèmes reste encore inédit.1.2. La nouvelle et le conte :Les nouvelles écrites par Mohya sont nombreuses. Mais ne sont connues du public que celle éditées dans les cassettes audios 1 à 5. A titre d’exemple, nous pouvons citer : Tamacahut n Iqannan (histoire des nains), Tamacahut n ileghman (histoire des chameaux), Tamacahut n yeghyal (histoire des ânes), Asmi nxeddem le théâtre (Quand on faisait du théâtre), Wwet ! (Frappe donc !)… Une dizaine d’autres nouvelles restent inédites.1.3. Préfaces et essais :Outre une préface en kabyle au recueil de chansons de Slimane Azem, Izlan, Mohya a publié une présentation de la chanson de ce poète. Il a également fait une autre préface au recueil de Lwennas Iflis (Tisuraf n° 2 / Poèmes d’espoir). L’auteur, de son vrai nom Saïd Boudaoud, est originaire de la région de Tizi-Ghennif. Tout en préparant un DEA en mathématiques, il a participé à la troupe de théâtre “Imesdurar”. Par ailleurs, il a également écrit la préface du 1er 33 tours de Idir A baba-inu, ba sous un pseudonyme et préfacé également un disque de Ferhat en commençant ainsi sa préface : l’esclave va chanter… Nous lui connaissons également un essai d’analyse linguistique et littéraire sur le syntagme Yenna-yas dans le théâtre kabyle (février 1989).Mohya et Ramdane Achab ont animé une feuille entièrement rédigé en kabyle et intitulée Afud ixeddamen. Un numéro ‘grand format’ de cette feuille est publiée avec la participation de membres du GEB, d’O. Oulamara… 2. L’œuvre littéraire populaire recueillie et/ou complétée.Il s’agit essentiellement d’éléments de la tradition orale recueillis et/ou complétés par Mohya. 2.1. Le recueil Akken qqaren medden.En venant en France, Mohya n’a pas omis d’emporter dans ses bagages un petit opuscule de proverbes publié par le FDB en 1955 et intitulé Akken qqaren medden. L’auteur, J.-M. Dallet, présente tout ce qu’il a pu recueillir comme proverbes dans la région des At-Menguellat. Mohya qui s’est mis depuis longtemps à recueillir toutes sortes de proverbes, maximes, adages… de toutes les localités de la Kabylie a compulsé un matériau important tant du point de vue quantitatif que qualitatif. Il publie certains de ces proverbes dans BEB n°4, 1974, pp.30-37. Mais la totalité des données recueillies est publiée sous le titre Akken qqaren medden (Inhisen), Supplément à Tisuraf, novembre 1978, 217 p.2. 2. Les contes et fables :Il s’agit de contes et fables populaires recueillis par Mohya en Kabylie ou auprès de travailleurs émigrés. Certains sont publiés sous le titre Tiqdimin dans BEB n° 11, 1977, pp. 85-88 (10 contes) ; Tisuraf n° 1, 1978, pp. 93-98, (13 pièces) et Tisuraf n° 3, 1979, pp. 57-62, (13 pièces).

3. L’œuvre traduite/adaptée par Mohya.L’œuvre traduite est constituée essentiellement de pièces de théâtre, de poésie et la nouvelle (ou conte). Si le premier genre constitue l’œuvre de prédilection de Mohya, les deux autres aussi méritent une attention particulière ne serait-ce que du point de vue de la diffusion qu’ils connaîtront.3.1. Le théâtre :Au milieu des années 60, des lycéens scolarisés au lycée Amirouche à Tizi Ouzou tentent de jouer des pièces de théâtre en kabyle au sein de la troupe qu’ils viennent de créer. L’administration de l’établissement, sous la pression du parti unique Fln, s’y oppose. Au même moment, des pièces de théâtre radiophoniques sont diffusées sur les ondes de la Chaîne II. Mais une troupe de théâtre donnant des représentations en kabyle était alors perçue comme groupuscule aux activités contre-révolutionnaire, réactionnaire, au service de l’impérialisme…’. D’autant plus que les seules pièces de théâtre disponibles [1] sont celles publiées par le Fichier de documentation berbère à savoir : Bu-Saber (la patience), pièce en trois actes, pour enfants, publiée à Fort-National, 1965, 47p. Pièce élaborée par A. Aït Yehya, B. Aït Maâmmer et J.-M. Dallet. Aâli d Remdan, ah’wanti n Beghdad (Ali et Ramdane ou le marchand de Baghdad), 1955, 56 p. Une adaptation d’un conte des milles et une nuit faite par A. Aït Yehya. Jeu scénique en cinq tableaux. Trois compositions didactiques élaborées par Aït Yehya, J.-M. Dallet, Sœur Louise de Vincennes…A l’université d’Alger, la plupart de ceux qui ont fréquenté le lycée Amirouche s’y retrouvent et créent ce qu’on peut appeler le Cercle des étudiants de Ben-Aknoun. Une troupe de théâtre voit le jour au sein de ce cercle et la pièce de théâtre Mohamed, prends ta valise est mise en scène. Les autorités de l’époque opposent une fin de non-recevoir aux demandes de participation aux différents festivals officiels. Pour déjouer ce refus, les membres de cette troupe élaborent une autre mise en scène mais en arabe dialectal. Ils ont eu alors l’autorisation de participer au Festival de Carthage en 1973. Une fois sur scène, ils donnent une représentation de Ddem abaliz-ik a Muh !, la version kabyle de Mohamed, prends ta valise ! C’était une réussite, la troupe décroche le premier prix de ce festival. Mais comme à l’époque, les autorités favorisaient tout ce qui est soutien à la cause palestinienne, elles ont donc convenu d’attribuer symboliquement le premier prix à la troupe palestinienne, et la troupe officielle représentant donc l’Algérie a eu droit au 2e prix ! A Alger, le ministre de la Culture félicite les membres de la troupe pour le prix acquis et leur signifie qu’il n’est plus possible pour eux de donner une quelconque représentation vu qu’ils ont trahi sa confiance. « Xdaâtu-ni !… » avait-il dit.Le texte de la pièce Ddem abaliz-ik a Muh ! est publié dans le BEB, 1974. Mohya, bien que ne faisant pas partie de la dite troupe de théâtre, suivait de près ces évènements. C’est à cette période qu’il commence à adapter le théâtre étranger en kabyle. Morts sans sépulture de J.P. Sartre est la première pièce qu’il traduit. Des extraits de cette adaptation seront publiés dans BEB II/2, 1973, pp. 17-27. Dans BEB II/3, 1974, un article traitant de cette pièce est publié sous le titre Une expérience à poursuivre. En collaboration avec Mumuh Loukad, il adapte une seconde pièce de J.P. Sartre, La pute respectueuse.En 1974, il publie Llem-ik, ddu d ud’ar-ik, l’adaptation de L’exception et la règle de Bertolt Brecht. L’opuscule de 42 pages + VI porte la mention Tiz’rigin Tala (=éditions Tala). Dans la préface en kabyle (Tazwart p. IV), Mohya revient sur la nécessité de publier en tamazight. Dans la présentation en couverture 4, il insiste sur le fait qu’il est plus que jamais pressant de prendre part à la galaxie Gutenberg telle que définie par le philosophe Marshall Mac Luhan.

A suivre…

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