Par Amar Naït Messaoud
La poésie kabyle a toujours eu comme une de ses préoccupations majeures la recherche de la Vérité dans sa double manifestation ontologique et pratique. La chanson, qui est le prolongement naturel de cette poésie, reprend à son compte ce patrimoine de réflexion et d’interrogation pour lui donner les contours et la substance de la nouvelle société souvent forgée dans la peine et l’adversité.Le thème de la vérité et des interrogations qui lui sont subséquentes ne doit pas nous mener à des ratiocinations sur la marche du monde L’être malmené par la vie, soumis à des pressions intolérables et régenté par un ordre inique, se pose des questions pour comprendre ce qui lui arrive.Nos poètes et chansonniers ont reflété fidèlement ces inquiétudes et ces gémissements de la société et leur ont donné une esthétique et une éthique remarquables qui les situent dans la grande agora de la détresse humaine et des espoirs de l’humanité.Il est vrai que le dictionnaire résume la « vérité » en quelques mots. Il dit, par exemple, que la vérité est ce qui est conforme à ce qui est(ou ce qu’il y a). Mais, est-on toujours sûr et d’accord sur ce qu’il y a ? Là surgit le problème de la relation du sujet à l’objet et qui se pose presque toujours en termes d’objectivité /subjectivité, si ce n’est d’aporie fatale. De là découlera un jugement qui sera appelé vérité ou mensonge. Même si la vérité est Une, l’art et la manière de la dire varient selon l’auteur et les circonstances dans lesquelles il s’exprime.
Une riche tradition orale L’histoire de la chanson kabyle fait partie de la grande épopée de la tradition orale propre à toute l’aire géographique berbère constituée d’un patrimoine littéraire ineffable. C’est aussi l’histoire d’un peuple qui a perdu l’usage de la graphie depuis à peu prés la fin de l’antiquité. Et il est de notoriété qu’un peuple qui s’écarte peu à peu de la graphie, fait appel de plus en plus à l’oralité. Cependant, il est maintenant établi que l’oralité avait merveilleusement coexisté avec l’écriture dans l’ancien monde berbère. Les recherches en ethnomusicologie menées par Taous Amrouche en Espagne ont conclu à l’origine Nord Africaine des chants grégoriens de l’église Sud-Européenne. En tout état de cause, la culture berbère en général et la chanson kabyle en particulier ont su tirer les éléments culturels et la quintessence des civilisations qui sont passées par notre pays pour en faire de nouveaux éléments fécondants d’une esthétique de plus en plus humaine.Dans les moments de détresse et de patente infortune, les poètes kabyles de la trempe de Si Mohand U M’hand et de Youcef U Kaci ont exprimé la grande clameur de leur société et se sont interrogés sur le destin ‘’fou, tordu et inhumain’’ qui les frappa. S’ensuivent d’autres questionnements pour savoir d’où vient cette déréliction humaine, ces distinctions sociales trop criantes, ces incompréhensions entre frères, ces tiraillements au sein d’une même tribu, ces manquements à la parole donnée ; bref, ce hiatus entre la vérité et le mensonge. L’ancienne parémiologie kabyle a, elle aussi, pris en charge cette préoccupation de la recherche et de l’expression de la Vérité d’une manière fort éloquente. « Qui croira le menteur le jour où il se résoudra à dire la vérité ? », disait l’ancienne sagesse kabyle.
Vérité prométhéenneComme dans les sciences empiriques où le doute méthodique sert à annihiler les préjugés inhibiteurs et les idées préconçues, le questionnement sur la vérité tel que pris en charge par la chanson kabyle prend l’aspect de la remise en cause des certitudes établies, de lézardes dans les murs du dogme et d’appel à la démystification et la dénonciation d’une situation oppressante.Instrument littéraire par excellence, la chanson kabyle à texte a servi et sert toujours de réceptacle aux inquiétudes et aux revendications de la société. Aussi, le thème de la Vérité se trouve t-il récurrent tel un leitmotiv dans un grand nombre de textes anciens ou récents.Le chanteur à thèmes sociaux et politiques, Slimane Azem, se pose allégoriquement la question de savoir pourquoi cette vérité trompeuse de la figue sèche qui présente des dehors alléchants alors qu’elle est rongée par les vermines en son sein. Un autre poète humoriste et satirique, Slimane Chabi, pose le problème de la vérité en terme de choix a posteriori : « La vérité et le mensonge sont des jumeauxNe souscris à l’un ou à l’autreQu’après les avoir éprouvés »
Cependant, le choix suppose des prédispositions humaines et une volonté de connaître la vérité. Lassé et embrouillé par la recherche de la vérité, le poète français François Villon a fini par lâcher : « Erreur, vérité, aujourd’hui m’est tout un ».Inquiet et angoissé par la vacuité existentielle, le grand écrivain et chroniqueur arabe El Djahidh fait cette supplication : »Mon Dieu, insuffle en moi la foi des vieilles femmes ». Affres du doute et amour de la vérité Réellement, le choix de la vérité est un chemin plein d’embûches et il n’y a pas de voie royale pour y parvenir si ce n’est l’effort à la mesure du défi.Matoub Lounes disait dans Atarwa Lhif (1985) :
C’est la vérité blanche comme suaireQui a fait queDans tous ces pièges je me perds
Alors, la tâche devient presque chimérique, et il est même probable que si la vérité nous ‘’cherchait’’, elle ne nous trouverait pas selon Lounis Ait Menguellat :
Où est le cheminQue nous cherchons en vain ?Où est la véritéQui nous cherche sans nous trouver ? (In Amacahu-1982)Ferhat Imazighen Imoula chante, dans un poème de Mohand U Yahya, ces vers : Ce que j’ai écrit a une seule faceC’est la Vérité blanche comme suaire.Mais la vérité n’a pas de placeElle est crainte de tout le monde
Echardes dans la certitudeD’après Montaigne, « il n’y a rien qui demeure ni qui soit toujours Un ». La vérité protéiforme, insaisissable, fuyante comme le mercure a été approchée par la chanson kabyle dans ses textes les plus élaborés comme ceux de Lounis Ait Menguellet :
Apprends-moi, ô toi ma vie ce que sontLa vérité et le mensongeJ’aime le mensonge dés qu’il me satisfaitÔ ma vie tu m’abreuvais de mensongesQue tu as érigés en maîtres de la paroleTu me montrais la Vérité écerveléeEntre nous tu bâtis un murJe t’ai demandé la véritéTu me dis : viens la voirEt quant j’y étais ce fut commeSi je marchais sur une hacheLa Vérité fatale, irréfragable, est cependant toujours là, à nous suivre, à nous harceler. :
Par-dessus ma tête, ô toi ma vie !Tu me suis telle une ombre.Comme l’épée de DamoclèsQuand le fil se romptTu m’envoies ad patres
Lorsque l’homme n’est pas maître de son destin, il s’avoue difficilement cette vérité. Or, ‘’il est établi que la vérité de l’homme est d’abord ce qu’il cache’’ (A.Malraux in ‘’Antimémoires’’ 1967).Artifices et machination ‘’On sème nos manigances d’un peu de vérité ‘’ disait Montaigne, et l’on reçoit comme réplique et explicitation la strophe d’Aït Menguellet qui dit :
Nous savons manier la véritéEt la semer de traquenardsLorsque notre frère nous sollicite (in ‘’Ayaqbayli’’- 1984)
Aït Menguellet ne s’est pas contenté de faire ce triste constat de travail de sale besogne de manipulation de la vérité, mais il est allé plus loin en situant ce penchant dans un contexte de vice rédhibitoire similaire au péché originel qui a frappé l’humanité à ses débuts.Lors d’un ‘’forum’’ qu’il a convoqué pour nous dans son poème Ass Unejmâa (1981), Lounis établit une relation dialectique entre vérité et mensonge, joie et tristesse, propreté et saleté. Comme le jour et la nuit, la dualité vérité/mensonge colle à notre destin comme la chaleur au feu. Lors de la présentation des attributs convoqués pour ce forum,
« Arrive la vérité talonnée par le mensonge.Nous mangeons au même râtelier, lui dit-elle,Qui de nous pourrait lâcher son compagnon ?J’existe par sa grâceElle existe par ma grâceA chaque fois qu’elle faillitMoi, je viens prendre sa place »Cette scène théâtralisée dans une chanson nous montre une partie du génie et du talent extraordinaires de L.Aît Menguellet. Dans le même album, un poème rend compte du cycle infernal : mensonge, arbitraire, vaillance, vérité, ordonnés dans un arbre généalogique(lignée) :‘’Le mensonge engendre l’injusticeL’injustice est mère de la peurLa peur engendre la vaillanceLa vaillance se distingue en grandeur.La vaillance engendre la véritéLa vérité sur ses confinsAccouche du mensongeLe mensonge engendre l’injusticeAinsi tourne le monde !’ »
La parole muselée et les libertés confisquées des années de braise n’ont eu d’exception que les allégories et les paraboles que nos poètes ont puisées dans le génie populaire et dans leurs talents propres pour briser le mur de l’arbitraire et de la tyrannie. S’adressant aux potentats pendant les années 70,Ferhat avertissait :’’A quoi sert de fuir la vérité ? Si tu es sauf aujourd’hui, demain elle te rattrapera. Dans le même esprit, Aït Menguellet, disait dans ‘’Amacahu’’(82) :
« O toi qui as peur de la vérité !Elle repousse à chaque taille »
Ben Mohamed supplie la vérité de garder la tête haute. ’’Vérité, dresse-toi, Ne fléchis pas ;Quiconque de nous tombe, l’autre montera la garde’’, écrit-il.Parmi les conseils que le sage donne à son fils pour en faire un Prince (Ammi,83), Lounis met en relief la manipulation de la vérité : « Sache comment parlerChoisis le mensonge efficaceSi tu sais manier le mensongeCeux à qui tu d’adressesLaisseront la vérité pour te croire »
Franchise et humilité Bien que la raison humaine prenne plus facilement le moule de nos opinions que celui de la vérité, il reste toujours vrai, comme l’écrit Pascal, que tous les efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité et ne servent qu’à la relever davantage. ‘’Voilà qu’il me dissimule la vérité, alors que ses yeux la disent toute grande’’ :C’est en ces termes que la mère d’un jeune homme mort sur les chantiers de l’émigration réplique à un de ces anciens compagnons de retour au pays et qui lui a caché la vérité par des circonlocutions sages mais inutiles. Cela se passe dans la chanson ’’Silxedma n Luzin s Axxam’’(Lounis,78).Un deuxième ami de son fils finit par dire la vérité à la vieille femme, « Vérité qui ne saurait être tronquée ».Dans son album Asefru (86), Ait Menguellet fait parler un personnage qui s’adresse à son frère de qui le séparent le parcours et l‘intérêt immédiat :
« Si je me suis trompé de cheminJe ne suis après tout qu’un être humainPeut-être ai-je mal soupesé(…) Je viens te demander où est la vérité, dis-moi ! »
Slimane Azem, Ferhat, Matoub, Ait Menguellet,…etc, ont tous quêté, interrogé, célébré la vérité dans leurs poèmes, chacun selon sa sensibilité et son style propres. « Celui qui quête la vérité y parviendra » nous dit Ferhat dans 20 ans di lâamris (82).Vérité tue, non dite, escamotée, scotomisée, dévoyée, mystifiée, manipulée, édulcorée, autant de dénaturations de la réalité dictées par la cupidité, l’appât du gain et le sadisme mégalomane. Bertolt Brecht parlait ainsi : « Quand les forfaits tombent dru comme la pluie, personne alors ne crie plus :halte ! Quand s’accumulent les crimes, ils deviennent invisibles. Quand les souffrances deviennent insupportables, on n’entend plus les cris. Les cris aussi tombent comme une pluie d’été ».On sait depuis Louis XIV que « l’artifice se dément et ne produit pas longtemps les mêmes effets que la vérité ». »L’espoir, quand il n’est pas un mirage, prend racine de vérité ». C’est Lounis Aït Menguellet qui conclut ainsi dans le magazine de l’émigration ‘’L’Appel’’ (juillet 83).
A. N. M.