De notre envoyé spécial à Oran Aomar Mohellebi
Oran capitale du banditisme ? Incontestablement. Autrement, comment un quotidien régional, l’Echo d’Oran peut-il remplir chaque jour une page spéciale sur les méfaits des malfrats ? Nous atterrissons à Oran à 21 h. Le train rapide qui démarre d’Alger à 13 h a fait une heure de retard. Dans notre compartiment, le seul climatisé de la deuxième classe, en moins de cinq minutes, les voyageurs sympathisent et discutent comme s’il s’agissait de membres d’une même famille. La capacité des Algériens à fraterniser est phénoménale. Au bout de quelques minutes, les voyageurs se permettent des coups de colère, dans les limites de la correction. Même le contrôleur, en tombant sur une ancienne connaissance, un émigré qui vit dans une ville du sud de l’Espagne, se joint au groupe. Une dame, vivant ou plus exactement survivant à Alger, se rend à Oran pour présenter des condoléances. Au début, cette femme est taciturne et réservée. Mais dès qu’elle se met à articuler ses premiers mots, on perçoit une femme dévastée par la douleur. Sans gêne, elle se met à raconter sa vie douloureuse en enfonçant tout le monde dans l’émoi. Avant de parler, on pouvait déjà lire son mal dans son silence. En face, Sabrine, une jeune fille de19 ans, accompagnée de sa tante, revient d’Alger où elle postule pour s’engager dans la police. Pendant cinq heures, elle n’a pas quitté son walkman. Si ce n’est pendant quelques minutes pour avaler un sandwich, frites –omelette, vendu dans la cafétéria à 60 dinars. Sa tante tente de dormir, mais les sièges sont inconfortables. Elle se met elle aussi à raconter sa vie. Elle a vécu trente ans au Maroc. Par la suite, son pays natal la convoque. Rentrée, elle vit désormais à Oran. L’une de ses filles était mariée à un Marocain jusqu’au jour où le mari décide de vendre l’appartement pour émigrer en France. L’épouse, abandonnée, rentre à Oran avec sa fille. « Elle voit au moins chaque matin sa mère », soupire la maman. Un ingénieur en agronomie, présent parmi le groupe, semble très cultivé. Il parle un français parfait, c’est peut-être pourquoi il est chômeur. La compétence n’est pas un critère suffisant pour trouver un job dans notre pays. Ce jeune homme est tellement intelligent qu’il a piqué une dépression nerveuse. Il a suivi des soins et maintenant, il ne garde de cette maladie que des séquelles : lenteurs dans les gestes et dans la parole. Pendant six heures, mille et un sujets ont été abordés par les voyageurs dont la disparité sociale et intellectuelle est avérée. C’est ce qui donne pourtant le charme à cette rencontre. Ils ont parlé de l’identité. Le contrôleur, un Kabyle « préhistorique » comme dirait Fellag, dont le visage est barré d’une immense moustache, démontrait qu’il n’ y a aucun Arabe en Algérie. Tandis que l’émigré espagnol racontait combien il est beau de vivre dans ce pays, en oubliant de dire pourquoi il vient souvent en Algérie. Celle qui a passé trente ans au Maroc lui répond indirectement en disant que le plus beau pays au monde, c’est son propre pays. Le sujet le plus délicat est celui du mariage. « Moi, je n’épouserai jamais un Algérien », dit Sabrine avec la crédulité de ses 19 ans. « L’Espagnol », lui, est contre le mariage à un âge très jeune. Il faut d’abord mûrir, suggère-t-il. Quand nous arrivons à Mohammadia, tous les voyageurs comptent les minutes qui restent pour arriver. Sabrine et l’agronome sont devenus des amis, plus si affinités. Le contrôleur rejoint ses collègues. L’ex-Marocaine surveille discrètement sa nièce et l’Algéroise, venue pour l’enterrement, appelle pour qu’on vienne la récupérer à la gare ferroviaire. C’est la première fois qu’elle vient à El Bahia. Un agent de la SNTF se lève et avertit tout le monde : « Faites attention à vos bagages ! ». Dans la gare ferroviaire, il n’ y a aucun risque, mais à une trentaine de mètres, des dizaines de souricières sont tendues par les « veilleurs de nuits ».
M’dina Jdida même l’argent se vend
Dimanche 21 mai. L’écrivain Youcef Dris nous fait découvrir Oran. Pour ce faire, il y a deux façons : visiter les sites ou bien rencontrer des gens bien placés pouvant éclairer notre lanterne. Notre guide, qui marche comme un jeune de vingt ans, propose d’abord de nous emmener au Cerist, dont le directeur est originaire de Drâa El Mizan. Nous prenons le bus U vers Essenia. Durant tout le trajet de plus de vingt minutes, Youcef n’arrête pas de parler d’Oran comme s’il en était natif. Il semble connaître parfaitement la ville. De la vitre du bus, il nous montre le siège d’un grand éditeur de livres, privé, Dar El Gharb, qui, en quatre ans, a publié plus de 500 livres. Un peu plus loin, nous apercevons un gigantesque centre commercial, c’est celui de la famille de l’épouse de l’ancien président de la République, Chadli Bendjedid. Ce dernier vit toujours à Oran, il a une villa au bord de la mer. A Sénia, où est implanté aussi l’aéroport, sont concentrées toutes les facs de l’université. Les bus qui desservent cette zône sont bondés de jeunes étudiantes et étudiants. Comme à l’université de Tizi Ouzou, aucun étudiant ne lit. Certains jouent avec leurs portables et d’autres palabrent. Ce qui fera dire à Youcef Dris : «Dommage que les jeunes ne connaissent pas l’importance de la lecture !». Au siège du Cerist, notre accompagnateur est connu de tous les travailleurs. Dans son bureau, le directeur est plongé face à l’écran de son micro, il nous reçoit sans aucun protocole. Le Cerist, qui s’occupe du réseau Internet, est dirigé par Salim Asselah depuis dix ans. C’est le neveu de l’ancien directeur de l’école des Beaux-Arts d’Alger. Ce responsable qui vit ici, avec sa famille, depuis une décennie ne se plaint pas trop de cette ville réputée «ville du banditisme». «Je n’ai jamais rencontré de problèmes. Au contraire, Oran est une ville sans stress, contrairement à Alger. En plus, moi, je suis de tempérament solitaire. En dix ans, je suis allé quatre fois seulement sur le front de mer», nous confie-t-il. Salim, dont le père est de Drâa El Mizan et la mère d’Ighil Ali, a obtenu une licence en sciences documentaires en 1981. Il a travaillé au Haut commissariat à la recherche, chargé de l’information et de la documentation. Il s’est spécialisé en informations nucléaires en suivant une formation en Autriche et en ex-URSS. Actuellement l’antenne du Cerist qu’il dirige coiffe les réseaux de toutes les wilayas de l’ouest et du sud-ouest, jusqu’à Adrar : «Nous nous consacrons maintenant au réseau universitaire et au centre de recherche ainsi qu’à la formation des entreprises. Ces formations sont aussi disponibles sur Internet». Au fil de la discussion, Salim Asselah qui découvre d’où nous venons, se souvient qu’il y a vingt-cinq ans, il avait effectué son service militaire avec un certain Aissiou, qui habitait à Boudjima. Il a connu à la même époque un officier de la même commune, un certain Bailèche. Nous quittons le siège du Cerist à 16h, Youcef nous propose de visiter l’un des endroits les plus mythiques d’Oran, le célèbre marché de Bab Djedid. Avant de descendre du bus, il nous met en garde : «Faites attention à vos poches !». Dans cet endroit, tout est possible. Sur des milliers de mètres, les marchandises de toutes sortes sont étalées des deux côtés de la chaussée. Des centaines d’hommes et de femmes vadrouillent entre les étals imaginaires. Des chaussettes sont proposées à dix dinars la paire, des CD à trente dinars…Des prix défiant toute concurrence. Nous nous déplaçons très difficilement avec la hantise d’être agressé à tout moment. Youcef nous dit que le matin, il y a beaucoup plus de monde. En plus ce marché énorme est quotidien. «Les gens ne viennent pas ici pour y effectuer des achats, automatiquement mais c’est beaucoup plus pour l’ambiance qui y règne», explique notre guide. L’atmosphère nous rappelle les cités traditionnelles des villes marocaines. On dirait que nous sommes à Meknès ou à Fès. Youcef confirme notre comparaison. La mitoyenneté géographique explique cette ressemblance. Le souk s’étend jusqu’au boulevard Benaissa-Stambouli. Cette partie est réservée à la vente de tout ce qui est ancien. Dans la matinée, des marchands proposent de très anciennes cartes postales et des timbres également anciens. On trouve même les anciens billets et pièces de monnaie enlevés de la circulation. Les gens achètent, notamment les collectionneurs, assure Youcef. C’est donc un mini-musée à ciel ouvert. Est-ce un hasard si, à l’extrémité de ce souk, se trouve le musée Ahmed-Zabana ?
à suivre…A.M.
