« Nous en pleurons encore aujourd’hui,48 ans après, à l’évocation du massacre perpétré par l’armée française et qui s’était soldé par l’assassinat de 26 hommes, la mutilation de 60 autres personnes entre femmes et enfants, le traumatisme de centaines de villageois, marqués à vie dans l’âme et la chair, la tuerie de 3000 bêtes entre chevaux, bœufs, moutons et caprins, la démolition de toutes les maisons du village qui abritaient alors 107 familles, l’incendie des symboles identitaires, source, mausolée, mosquée » affirme Tayev Taqorabet, le dépositaire des fragments brûlants de l’histoire du village. Aït-Amar-Ouzeggane est un village d’une centaine de maisons en ruines. Il a été rayé de la carte par l’armée française lors de la sanglante bataille du 5 avril 1956 en représailles à la bataille du 21 janvier 1956 où les pertes françaises étaient très lourdes. Nous avons rencontré des moudjahidines, et de simples citoyens qui ont survécu au déluge de feu pour évoquer les douloureux souvenirs de cette année d’enfer. Pour se rendre à Aït-Amar-Ouzeggane, il faut remonter le chemin vicinal qui relie le chef-lieu de daïra d’Ighrem au village martyr blotti dans le massif du Chellata à 1500 m d’altitude. La route défoncée parsemée de-nids-de-poule, de chicanes, serpente dangereusement entre les champs d’oliviers centenaires jusqu’en contrebas de Tazaghart où l’olivier, malmené par les inhabituelles chutes de neige de cet hiver, cède le terrain aux frênes souffreteux (Aslen) et aux chênes majestueux (achekrid). A 1200 m d’altitude, la route bitumée file vers Tighilt-Makhlouf à l’ouest, alors que trois kilomètres de piste, nous séparent des ruines d’Aït-Amar-Ouzeggane. »Cette piste est très étroite, c’est la population qui l’a réalisée dans les années 70, l’Etat est absent de nos montagnes » affirme l’octogénaire Lakhdar Fetiouene, l’un des moussebilines qui a participé à la glorieuse bataille du 21 janvier 1956 et qui a survécu au massacre perpétré par l’armée coloniale le 5 avril 1956. Après un virage en épingle, les ruines du village des Aït-Amar-Ouzeggane, jamais reconstruit, apparaissent : une véritable carte postale des années 60, avec comme toile de fond le manteau neigeux qui recouvre les monts du Chellata. Sur notre gauche, un homme laboure le flanc de la montagne avec une charrue traditionnelle tirée par une paire de chevaux blanc et bai. « C’est Tayeb Taqorabet, un miraculé. Il porte dans la mémoire toutes les péripéties de la grande bataille, toutes les images du massacre, il avait alors 14 ans. Il a vécu, en direct la mort de nombreux enfants de son âge. Il a plus que jamais besoin de dire, se délivrer »
« Je n’avais pour me défendre que des you-yous »Tala, la source, reconstruite par un bénévolat populaire surplombe les ruines, des dizaines de maisons sans toitures, de simple murets de pierre grise et jaunâtre qui s’enchevêtrent, traversés par des ruelles étroites. « Ces pierres peuvent parler, il faut juste savoir les écouter. Regardez-là, les impacts d’obus, là-bas, les cicatrices du massacre. Même la roche s’en souvient » affirme, ému, Tayev le laboureur, dernier dresseur de chevaux du Djurdjura méridional. Les derniers moudjahidine et les survivants au massacre perpétré par l’armée coloniale sont les figurants de l’évocation de la tragédie entre les murets de pierre dans la maison qui a servi de refuge au colonel Amirouche. « Il n’y a que chez vous que j’ose me déchausser disait le colonel Amirouche qui a formé les premiers groupes de moussebilines. Ceux-là même qui ont donné une leçon à l’armée française sur ces collines le 21 janvier 1956. Ce jour-là, la France a perdu plus de 100 soldats dont plusieurs officiers. Trois mois plus tard, l’armée coloniale est revenue se venger avec une puissance de feu que nous n’avons jamais imaginée. Avions, artillerie, fantassins par milliers, ont rayé de la carte notre village en tuant, brûlant, détruisant. Nous nous sommes défendus jusqu’à la dernière cartouche, avant de nous replier dans les montagnes », raconte Ammi Lakhdar dans cette douloureuse atmosphère d’évocation, de narration cafouilleuse où le besoin de dire, prime sur tout autre souci. Ils libèrent le souvenir dans un grand soulagement. Il y’a longtemps qu’ils veulent se délester de ce lourd fardeau. Ils trouvent enfin aujourd’hui des épaules prêtes à les relayer, des bras forts capables de hisser haut l’étendard qu’ils ont jalousement protégé de toutes les atteintes, toutes les dénaturations. « Nous pouvons partir l’âme en paix, le devoir accompli, nous sommes tranquilles maintenant que nos jeunes sont disposés à reprendre le flambeau » affirme Madani Takorabet, le vieux moussebel. Takorabet Zahoua, une septuagénaire qui a survécu aux deux batailles de cette terrifiante année 1956.
« Que nos enfants sachent de qui ils tiennent »En mal d’écoute, elle vide son cœur des lourdes brûlures, des douleurs trop longtemps contenues, trop souvent narrées à voix basse à des personnes sans intérêt : « J’ai perdu mon père Makhlouf et mon frère Mahmoud le même jour. Ils sont morts pour notre honneur, notre dignité. Nous nous sommes battus contre la horde sauvage avec nos pauvres moyens de paysans de montagne, face aux mortiers, aux avions, aux fusils modernes qui crachaient la mort par rafales, les soldats, des Français et des Noirs, affluaient comme des sauterelles, ils tuaient brûlaient, éventraient en ricanant. Nous nous sommes défendus comme des lions. On ne demande rien à personne, nous voulons juste que l’on reconnaissance nos indicibles sacrifices pour que nos enfants sachent de qui ils tiennent ». Sa cousine Takorabet Fatima, elle, y a laissé son mari, le moudjahid Hidja Idir. « Mon fils avait sept mois dans mon ventre, je lui ai donné le prénom de son père, il le porte fièrement, c’était un holme de grande valeur ». Et de narrer sous l’étreinte de l’émotion, les batailles de 1956 dans le menu détail, marquée par cette atmosphère de fin du monde où pour se défendre et protéger les siens, elle n’avait que des yous-yous. Comme pour confirmer la disponibilité de la jeune génération à s’occuper de la réhabilitation de la mémoire régionale, Mouloud Salhi, le dynamique bénévole du mouvement associatif constate : « On dirait que l’histoire s’est soudain arrêtée en 1956 dans notre village oublié. Je ne désespère pas qu’un jour les sacrifices de cette région soient reconnus et qu’une réhabilitation conséquente s’en suive, il y va de l’intérêt national ».Après ce génocide, les rescapés, traumatisés, s’étaient dispersés sur toute la région. On retrouve leurs descendants à Tasfart, à Boumessaoud et El-Hemmam sur la rive droite de la Soummam, mais également dans le gros bourg d’Akbou et les grandes villes comme Alger, Oran, Blida… seules quelques familles vivent de nos jours, à côté des ruines du village du saint Sidi-M’hand-Saïd, notamment celle du sympathique Taqorabet Tayev. « Renaître est notre rêve, ressusciter notre village par le réveil de la mémoire et transmettre aux nôtres et à toute l’Algérie l’histoire des Aït-Amar-Ouzeggane massacrés par l’armée française le 5 avril 1956 après l’héroïque bataille du 21 janvier 1956 » voilà, résumée par Saïd Salhi, l’un des membres de Tajmaât, le comité du village, l’espérance des Aït-Amar-Ouzeggane.
Rachid Oulebsir
