Une autre journée caniculaire s’annonce. Ce jeudi, vingt juillet, le village d’Ath Maâmar, dans le douar de Boumahni d’environ quinze mille habitants, s’apprête à vivre un événement hors de l’ordinaire. Le comité de village organise un mariage collectif au profit de trois couples. Huit heures sonnantes, des files de voitures rejoignent le lieu indiqué. Pour parvenir au village d’Ath Maâmar, situé à quelque six kilomètres au nord-est du chef-lieu de la commune de Aïn Zaouia, il faudrait prendre, soit le chemin communal passant par Laâzib N’Cheikh, ou emprunter un raccourci transitant par la petite bourgade de Mechmel. En dépit de sa dégradation avancée, nous avons opté pour le second itinéraire. Depuis que nous avons quitté Aïn Zaouia, des champs de figues de Barbarie défilent devant nos yeux. Arrivés au niveau d’une décharge publique, notre guide nous apprend que ce chemin était la chasse gardée des groupes terroristes qui y transitaient pour rejoindre le massif forestier de Boumahni, la base arrière des phalanges du GSPC. Même si une certaine accalmie est perceptible, notre compagnon nous dira que la vigilance est tout de même de mise. Un feu de forêt a été enregistré la semaine dernière. Quelques buissons en gardent les traces. Le siège du cantonnement de la garde communale, inauguré l’an dernier, surplombe tout ce vaste territoire. Vers la mi-journée, nous arrivâmes à l’entrée du village. Izemouchène, Ath Amar Mouh, Taourirt et d’autres hameaux importants les uns que les autres, entourent Ath Maâmar. Première escale, la stèle dédiée aux chouhada et aux moudjahidine du village.
Une stèle, œuvre du comité de villageCe monument a été réalisé par les habitants, en dépit de l’opposition des autorités locales d’alors. Les noms des trente-huit martyrs de la guerre de Libération nationale sont gravés sur du marbre dans les trois langues : arabe, tamazight et français. Stèle qui a coûté, en 2004 au village, la bagatelle de cinquante millions de centimes. On peut y lire : “Dédié aux trente-huit martyrs et aux vingt-sept moudjahidine. Notre village a été rasé les 11 et 12 avril 1957, à cause de notre peuple héroïque et indomptable”. Deux jets d’eau se dressent devant ce monument.
Un village martyr et héroïqueAvant le déclenchement de la guerre de Libération, ce village ne comptait qu’environ deux cents personnes qui ne subsistaient que grâce aux produits de leurs travaux agricoles, limités aux figues et aux olives. Les premiers militants de la cause étaient enrôlés dans le Mouvement national, surtout que le village de Krim Belkacem n’était pas loin du leur. Tout comme les autres villages de la Kabylie, Ath Maâmar s’engagea pleinement dans la lutte pour le recouvrement de l’indépendance. Alors que la guerre devenait de plus en plus sérieuse, les militaires installés au camp de Taourirt firent une descente dans ce village pour demander la nomination de trois “tamen” qui seraient en liaison avec eux. Les citoyens refusèrent et les forces de Bigeard décidèrent de bombarder les villages d’Ath Maâmar ainsi que d’Ath Amar Mouh. Le moudjahid Maâmeri Ahmed, un septuagénaire du village, raconte : “Certes, le refus de notre population à collaborer avec l’ennemi a été à l’origine des bombardements,mais à vrai dire, c’est plutôt l’assassinat du capitaine Moreau qui avait provoqué la colère de l’armée française. Le capitaine du camp de Taourirt nous avait accordé un ultimatum de trois jours pour désigner les trois représentants. N’ayant pas reçu l’adhésion de nos villageois, les bombardements furent lancés.” Notre interlocuteur s’interrompt un moment pour continuer : “Plusieurs civils avaient trouvé la mort. Il y eut même des femmes. Les frappes étaient si intenses qu’il était difficile de trouver une issue. Deux jours de bombardements et puis c’était fini. Il ne restait rien. La population avait fui les lieux pour se réfugier chez des proches à Yallalen, à Maâtkas et Igharviyen”. Dernièrement, l’occasion nous a été donnée de visionner sur micro-ordinateur installé à la Maison de jeunes, environ quatre cents photos prises par un militaire qui était un appelé dans le camp de Taourirt. “C’est un trésor. C’est grâce à un émigré que nous disposons de cette mémoire en photos”, nous a déclaré un jeune membre du comité. Effectivement, comme si c’était pour immortaliser cette douloureuse période, qui deviendra témoin de tant de déchirements, le militaire qui répondait au nom de Vanderre, avait pris soin de photographier les moments de joie, de misère et de combat d’Ath Maâmar.
Un comité de village ambitieuxSi aujourd’hui la population d’Ath Maâmar n’a pas soif, c’est grâce à la volonté des membres du comité. Effectivement, dans ce village repeuplé après qu’il eut été rasé, trois conduites d’AEP ont été réalisées par le comité avec la collaboration de la population. Même si le président Mohamed Mechrek était occupé dans l’organisation de la fête, il nous a tout de même accordé des moments pour nous faire connaître les grandes réalisations. “Si notre population est aujourd’hui solidaire, c’est parce qu’elle veut à tout prix relever le défi. Nous avons acheminé de l’eau potable pour tout le monde. L’assainissement a été réalisé par nous-mêmes. Pour la stèle dédiée aux martyrs, il a fallu un long combat sur lequel nous n’allons pas revenir”, nous a-t-il dit en premier lieu avant de nous accompagner à la future Maison de jeunes dont les travaux ont atteint actuellement les 30%. A ce niveau, c’est Djamel Mechrek, membre du comité et technicien du village, qui a pris la parole pour nous expliquer le contenu de ce grand projet que seul un ministère peut réaliser. “C’est un immeuble bâti sur un terrain de 450 m2, acheté par le comité. Il comprend deux sous-sols, un rez-de-chaussée et un étage. Actuellement, le village a pu faire les deux premiers planchers. Au sous-sol, déjà achevé, on trouve une grande salle de 73 m2. Pour le deuxième, sont conçus une bibliothèque de 21 m2, une salle de cours, une salle de jeux d’échecs, des douches et des sanitaires. Au rez-de-chaussée sont prévus une salle d’archives, une crèche, une salle de tennis de table, une autre pour les activités musicales et théâtrales et un hall d’exposition permanente. Enfin, le premier étage d’une surface de 173 m2 servira de salle pluridisciplinaire”, nous a expliqué le concepteur du plan avant de nous donner le coût estimatif du projet, d’une valeur de presque vingt millions de dinars. Il y a lieu de dire que le financement est l’œuvre du comité, excepté la deuxième dalle, réalisée avec la participation des autorités de la commune de Aïn Zaouia. D’autres projets sont en vue, tel la mise en marche du réseau d’éclairage public déjà lancé par les villageois. On croit aussi savoir que l’idée de doter le village d’un bus fait son petit bout de chemin.
Une piste agricole, une ceinture du villageSi les membres du comité ne ménagent guère leurs efforts pour ce village, les services agricoles ont, de leur côté, programmé une piste agricole pour Ath Maâmar. En effet, ces deux mille cinq cents mètres linéaires ont été réalisés, si bien que la population se sent protégée des feux de forêt qui se déclarent ici et là. Mais le plus important dans ce projet reste tout de même la mise en valeur des terres par des plantations oléicoles ou autres. “Nous n’avons rencontré aucune opposition pour l’ouverture de cette piste. Tout le monde est d’accord. Au contraire, les conducteurs des bulls sont accueillis avec du café et des déjeuners”, ajoute le président du comité de village.
Un exemple de solidarité à suivreM. Mechrek et son équipe ne s’occupent pas seulement de l’amélioration du cadre de vie de leurs concitoyens, mais aussi beaucoup de la tradition et du social. Ainsi, si chaque année à Ath Maâmar, des opérations de circoncisions sont organisées au profit des enfants nécessiteux et orphelins, cette année, une autre initiative louable, à plus d’un titre, a été prise. Il s’agit d’organiser le mariage collectif de trois couples. En effet, ce projet était déjà retenu depuis longtemps, mais il n’a été rendu possible qu’après maturation.“L’idée a germé depuis quelques années. Après concertation, nous sommes passés à l’action. Eh bien, grâce aux dons et à toutes les participations, nous avons collecté la bagatelle de quarante millions de centimes. Tout le village a participé à la fête”, nous déclare un autre membre qui nous a accompagnés vers le lieu où le repas est servi aux invités venus des quatre coins de la région de Draâ-El-Mizan et de Boghni. Des jeunes volontaires du village se sont convertis en serveurs et cuisiniers. A ce moment-là, sur la place du village, un groupe d’Idhebalen animait la fête en entonnant des airs de ghaïta et de bendir. Les femmes parées de leurs plus beaux bijoux et arborant leurs robes kabyles, ajoutaient du charme à ces moments festifs. Accroché à son téléphone portable, le président du comité suivait, pas à pas, le premier cortège de voitures du village. Dans la soirée, il y eut non seulement le partage de l’énorme pièce montée dédiée aux couples, mais aussi un grand gala artistique auquel ont participé hommes, femmes et enfants. Ce grand moment a été ponctué par la remise des prix aux élèves ayant décroché leurs examens du bac, du Bef et de la 6e. Ces enfants studieux ont reçu, non seulement des prix, mais pour les trois premiers également des sommes d’argent allant de 2 000 dinars jusqu’à 5 000.
Une communauté émigrée solidaireForte de plusieurs personnes, la communauté vivant à l’étranger, dans l’Hexagone, est importante. D’ailleurs, celle-ci est pratiquement présente dans toutes les réalisations du village. “Nos émigrés sont le poumon de ce mouvement. Ils ne refusent jamais de nous venir en aide, surtout quand il s’agit d’organiser un événement tel celui d’aujourd’hui”, nous a dit un autre membre de l’association. D’ailleurs, même au sein du village, une considération avérée est accordée à ces personnes. L’an dernier, lors de la remise des prix aux lauréats du village, les émigrés ont été gratifiés par la remise de tableaux d’honneur. Donc, si les émigrés aident les leurs, il ne lésinent pas à mettre à la disposition du tout le village tout ce dont ils a besoin. Nous avons quitté le village d’Ath Maâmar sur cette note d’espoir. Que les autres villages le prennent en exemple en matière d’organisation et de solidarité.
Amar Ouramdane