Tughalin d’ tulizin mider

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Les lignes qui suivent sont consacrées à cette dernière œuvre. Ce recueil comprend six nouvelles écrites en tamazight,la dernière d’entre elles, “d tagrefa igh-t-igan”, a été traduite par l’auteur en langue française, elle figure dans le recueil sous le titre : “Eux, le corbeau et nous”.C’est sous le signe du retour que sont placées les trois premières nouvelles : “Tughalin (le retour) qui adonné au recueil son titre, “Timlilit” (La rencontre) et Inebgi n’ydi-nni (l’invité d’une nuit). Le retour au pays (tamurt) évoque, dans ces trois nouvelles, la mort, le retour dans les entrailles de la terre-mère.Dans le premier récit, Dda Arezki se remet difficilement d’une crise d’asthme. Le médecin qui le soigne à l’hôpital n’est pas seulement à l’écoute de son souffle oppressé, il tente à travers ce souffle entrecoupé, de reconstituer les lambeaux d’une vie déchirée par l’exil. Dda Arezki est un rescapé de la Seconde Guerre mondiale. A l’automne de sa vie, alors que son épouse allemande l’a précédé dans l’au-delà, l’appel du pays telle une douleur lancinante ne lui laisse aucun répit. Dans cet appel se mêlent les voix de la mère et de l’épouse; ce sont des voix d’outre tombe qui s’élèvent des entrailles de la terre-mère, cette terre (tamurt) qui malgré une rupture de quarante ans, acceptera de donner à l’exilé un dernier asile. A la différence de Dda Arezki, émigré de l’ancienne génération, le personnage principal de la deuxième nouvelle est un tout jeune homme. Achour, c’est son nom, travaille dans un chantier de Ouargla avec ses deux frères aînés. Ils sont, tous les trois, maçons. Dans la baraque qui les abrite et pour lutter contre le froid, Achour allume un feu et s’endort. Asphyxié, il ne se réveillera plus. Comment affronter la douleur de la mère qui s’apprêtait à célébrer avec faste le mariage de ce petit dernier ?Le motif du souffle oppressé est présent dans les deux nouvelles : lorsque l’émigration ne “mange” pas les hommes, elle les tue en les asphyxiant.Le thème du retour associé à la mort traverse aussi la troisième nouvelle : “Inebgi n’yid-nni (l’invité d’une nuit). Il s’agit, ici, d’un retour vers des lieux chargés de mémoire : un invité taciturne et énigmatique est accueillé par une famille en Kabylie,. L’accueil est modeste mais très cordial. La petite pièce dans laquelle il est hébergé pour une nuit, “taxxamt n walim”, avait servi de refuge et d’hôpital aux combattants de l’armée de libération nationale, “à ceux qui avaient été transférés par les balles, mutilés” (p45). L’invité taciturne connaît bien cette maisonnette pour y avoir séjourné, il y revient en pèlerinage et c’est une vieille femme, mère de son compagnon d’armes qui lui offre l’hospitalité. Le fils de ce compagnon d’arme parvient à rompre le silence de l’invité et lui conte les déboires, et les désillusions que cette famille-martyre a connus après l’Indépendance. Peu après ce pèlerinage, l’énigmatique invité en réalité un haut fonctionnaire hanté par le passé, meurt ; “Il a répondu à l’appel du pays “tighri n’tmurt” (: 60), ce fut son dernier retour”, dira la vieille femme pleine de sagesse.Dans les deux récits intitulés :”Am Izwec deg maddad” (tel un moineau pris au piège) et “yerra-ts i imen-is” (il la reprit pour lui-même), Amar Mezdad explore le champ complexe de l’affectivité et celui des relations entre l’individu et son groupe d’origine. Le personnage principal du premier récit, L’mulud Amadi, qui a toujours refusé le mariage est surpris dans sa maturité par une passion qui l’enchaîne et l’enserre dans ses rets. Cette passion est relatée dans un dialogue ponctué d’humour entre L’mulud Amadi et le narrateur, son ami d’enfance, elle mènera vers un mariage qui comblera la mère de L’mulud Amadi… heureusement encore vivante car elle l’avait menacée de malédiction s’il persistait dans son refus de se marier. Dans la seconde nouvelle : “Yerra-ts iman-is”, Ba Mexluf, pouvait-il être mieux nommé ? est l’unique héritier de tout un lignage, il est donc dans l’obligation de perpétuer le nom de ce lignage. Le fils tant attendu n’arrive qu’au bout du sixième mariage. Lorsque cet enfant tardif, couvé et choyé, parvient à l’âge d’homme, Ba Mexcluf, son père décide de le marier mais les temps ont changé : le jeune homme, pour parfaire ses études, a traversé la mer et il refuse de venir rejoindre une fiancée qu’il n’a pas choisie, l’appel du pays (tighri n’tmurt”, p : 99), n’a pas été entendu. La noce a pourtant lieu, comment revenir sur la parole donnée à la famille alliée ?

Vautour, messager de la mortSituation inextricable… pour éviter le déshonneur, Ba Mexlief épouse cette jeune femme qui aurait dû être sa bru. Il en eut plusieurs enfants et mourut très âgé (ur yemmut armi iwellef”, p101).Dans ces deux nouvelles où le thème du mariage n’est qu’un pré-texte, l’auteur se livre à une critique sociale sans complaisance : problèmes de la jeunesse réduite au chômage et à la drogue (68,96,97…) statut de la femme (p 65,67,68,84…),(impossible émergence de l’individu devant l’impérieuse loi du groupe, ici du lignage (p79 à 82), critique des traditions sclérosées (p : 84,91…).La dernière nouvelle, “D tagerfa igh-ts-igan” traduite en langue française sous le titre : Eux, le corbeau et nous”, est un texte à visée philosophique. Le dialogue se déroule entre un homme jeune qui a bu, aux sources de l’Occident, et Dda Muh, son oncle éloigné, détenteur des derniers lambeaux de l’anthique sagesse “tamussni”. Ce dialogue est rendu avec une divergence entre Dda Muh et le narrateur que ne parviennent à aucun moment à rompre la profonde complicité qui les unit. Ce texte puise sa densité de son lien étroit avec la symbolique du monde berbère, il est construit sur la trame de la légende du corbeau *(1), d’autres motifs de cette symbolique sont présentes dans le texte, tels celui du “Vautour messager de la mort” (isghan nat laxert” p109) et celui du “monde reposant sur les cornes d’un taureau (“ddunt ghef yicceur n wezeger p121 et 122). Le motif du “taureau porteur de l’univers” parcourt toutes les cultures du Bassin méditerranéen, quant à celui du “Vauteur messager de la mort ou messager des ancêtres” il est au moins pan-berbère car on le retrouve aussi bien dans l’œuvre de Kateb Yacine que dans celle de Hawad, poète targui. C’est dire la profondeur de l’enracinement. Enracinement, cependant, ne signifie ni passéisme ni immobilisme : cet univers culturel et la logique sur laquelle il repose, pour être revivifiés, sont passés au crible d’une critique lucide et sans complaisance. Cette critique, présente dans l’ensemble des nouvelles, est synthétisée dans ce dernier texte entre les pages 118 et 120.Au-delà de l’affirmation d’un “Nous” face à “Eux”, ces nouvelles sont traversées par un humanisme profond : “L’humanité est une, écrit Amar Mezdad à la page 134 (…) il n’y aura jamais de paix réelle qui existeront. La misère et l’oppression (…) tant que ces malheurs feront partie des réalités humains, la paix, oiseau blessé, ne pourra prendre son envol”. C’est cet enracinement doublé de la capacité de tendre vers l’universsel qui fait la qualité de ce recueil de nouvelles.Cet humanisme traverse toute l’œuvre : il est présent dans la relation entre le médecin et son patient, dans l’attitude de la famille allemande face à Dda Arezki et son compagnon s’avancent rescapés de la mort (If “tugalin”), dans la rencontre entre les deux voyageurs et les membres de la famille endeuillée (af “timlilit”), enfin, profondément humaine est l’hospitalité modeste de la grand-mère dans “inebgi n’yid-nni”.Le narrateur, excédé par cette grand-mère qui trouble son sommeil, pour lui faire accomplir le devoir d’hospitalité, lui explique que cette coutume est aujourd’hui dépassée, qu’il existe en ville des hôtels pour accueillir les voyageurs (page : 50). Le dialogue qui s’engage alors entre la grand-mère et son petit-fils est d’un humour savoureux : s’y déploie une vive réplique de la grand-mère condamnant les hérésies de la société moderne qui l’empêchent d’accomplir de bonnes actions (hasanat). Cette grand-mètre rappelle en tous points le personnage de la mère, remarquablement compé dans le premier roman d’Amar Mezdad : “Iddwarr”. Ces vieilles femmes à la frêle silhouette sont les dernières gardiennes du temple. On notera enfin, ceci est une constante dans l’œuvre d’A. Mezdad, la remarquable maîtrise de la langue, l’auteur puise dans toutes les ressources de cette langue et elles sont riches pour qui les connaît. Il en résulte une écriture fluide capable d’intégrer quelques néologismes sans en être embarrassée.Le lecteur pourra être étonné par un emploi inhabituel de la particule de négation: “ur” dans des phrases telles que “am teqcict am imawlan-is ur d menwala (p87); on notera que cet emploi ancien de “ur” existe à l’état de trace dans la langue, on le rencontre par exemple dans un dialogue entre Ccix Muhand U L’husein et un pèlerin : “A Ccix, ur din lxir”, *(2). Outre ces formules anciennes qui fondent la distinction de l’écriture littéraire, la langue de ces nouvelles est parsemée de jeux de mots très subtils (ex-exemple : iles yeggumma ad yagh awal” (p117).Par la richesse de sa thématique, sa capacité de tendre vers l’universel, la finesse de son écriture, “Taghalin” confirme une qualité présente dans toute l’œuvre littéraire d’Amar Meadad : celle de créer et d’innover en puisant aux sources les plus profondes de la culture berbère.

Dahbia Abrous

* (1)-Une version de cette légende a été collecté par Frobenins, un éthnologue allemand, il s’agit du texte n° 16 intitule : “les messages de Dieu et les dons aux peuples” in : Littérature orale arabo berbère n°26, 1998 ed du CNRS pages 245 à 247.* (2)-Mouloud Mammeri : “Inna Yas Ccix Muhand. Cheikh Mohnd a dit”, éditions “Inna-Yas”, Alger, 1990. Page 128

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