Quelle raison, quelle sagesse y a-t-il à vouloir se glorifier de l’étendue et de la grandeur de l’Empire romain, alors que l’on ne peut démontrer que les hommes soient heureux en vivant dans les horreurs de la guerre, en versant le sang de leurs concitoyens ou celui des ennemis, sang humain toujours, et sous le coup de sombres terreurs et de sauvages passions ? Ce bonheur-là, d’un éclat fragile comme le verre, on craint avec horreur de le voir se briser demain !Pour en juger plus aisément, gardons-nous de nous laisser jouer par une vraie jactance ; ne laissons pas la pointe de notre esprit au choc des mots sonores : peuples, royaumes, provinces. Imaginons seulement deux hommes (car il en est de chaque que homme comme d’une lettre dans une phrase : il constitue pour ainsi dire un élément de la cité et du royaume, si vaste qu’en soit le territoire). De ces deux hommes, supposons l’un pauvre ou plutôt de condition moyenne et l’autre extrêmement riche.Le riche est rongé de craintes, dévoré de soucis, brûlant de cupidité, jamais tranquille, toujours inquiet, tenu constamment en haleine par de perpétuels conflits avec ses ennemis ; donnant certes à son patrimoine au prix de ses misères un immense accroissement, mais accroissant aussi par là ses plus amers soucis.L’homme de condition moyenne, au contraire, se contente de son patrimoine modeste et réduit ; il est chéri des siens, jouit avec ses parents, ses voisins, ses amis, de la paix la plus douce ; il a une piété fervente, un esprit bienveillant, un corps sain, des moeurs chastes, une conscience sereine. A qui des deux doit aller la préférence ? Je ne sais qui serait assez fou pour en douter. Or, il en va de deux familles, de deux peuples comme de ces deux individus ; ils sont soumis à la même règle d’équité (…)Le peuple est une réunion d’êtres raisonnables associés pour participer dans la concorde aux biens qu’ils aiment ; il faut donc, pour connaître la valeur de chaque peuple, considérer l’objet de son amour. Quel que soit cet objet pourtant, si c’est une réunion non d’animaux mais de créatures raisonnables, associées pour participer en paix aux biens qu’elle aiment, cette réunion peut légitimement s’appeler un peuple : peuple d’ailleurs d’autant meilleur qu’il est d’accord sur des choses meilleures ; d’autant plus mauvais qu’il s’entend sur des choses mauvaises.