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Regard sur la poésie de Lounès Matoub

Par Saïd Chemakh*

L’une des caractéristiques de la poésie de Matoub est d’être inscrite dans le temps. Le poète est devenu un chroniqueur de son temps. Certes Yusef U Qasi, Smail Azikyu sont aussi des chroniqueurs de leurs siècles respectifs, mais pas autant que Matoub ne l’est du sien. Matoub situe les événements dans le temps et dans l’espace. Il donne les propositions des protagonistes et analyse leurs actions. On peut relire l’histoire de l’Algérie depuis la guerre de l’Indépendance rien qu’en décortiquant la poésie de Matoub. Mieux que cela, pour expliquer le présent, le poète recourt à l’Histoire d’un pays damné (1991), ce qui en constitue l’exemple le plus pertinent. Les événements politiques comme la situation économique sont décrits avec précision. Plusieurs exemples peuvent être donnés, dont le plus important est le Printemps Berbère (1980). Ainsi dans Yehzen Lwed Aysi (1981/2-5), Matoub décrit la prise d’assaut de l’Université de Tizi-Ouzou par les CNS qui, dit-il, étaient appelés de Skikda. Il décrit l’arrivée des manifestants de Wagnun le 21 avril. Les accords de Londres (1985), les événements d’octobre (1988), l’assassinat de Boudiaf (1992), le terrorisme islamiste (1992-1997)… sont autant d’exemples figurant dans l’œuvre de Matoub.L’Histoire des Berbères, des Algériens, des Kabyles est écrite par d’autres, dont les pouvoirs en place qui ne servent pas les intérêts des Berbères, des Algériens ou des Kabyles. Elle est donc travestie. Matoub s’est fixé comme but de la dépouiller des habits qui ne sont pas les siens, de la réécrire. Chaque fait historique qui lui semble important est rétabli. Ainsi, il ne se gênera pas pour dénoncer l’assassinat de Abane Ramdane au Maroc, en 1957. Il précise même que c’est son frère (Krim) qui l’a attiré dans le guet-apens. Il dénoncera aussi l’assassinat de ce dernier à Francfort en 1970. Comme il dénoncera l’assassinat des étudiants qui ont rejoint le maquis du F.L.N. Pendant la période de la bleuet et lors de l’opération montée par le capitaine Léger. Il contera comment Ben Bella a utilisé l’armée pour écraser la révolte kabyle de 1963 dans, Regards… Dans une autre chanson, il reviendra sur cet événement et précise que Muhand Oulhadj s’est rendu. Dans Imazighen (1980/2), Matoub redit deux jalons importants dans l’histoire des Berbères, à savoir la fondation de l’Etat par Massinissa et la résistance de la Kahina.Un des thèmes les plus récurrents dans la poésie de Matoub demeure la défense de la langue et de la culture berbères. En partant du constat de l’éternelle blessure de cette langue dans Ay Adrar nat Yiraten (1981/2), Matoub espère qu’elle bénéficiera d’une reconnaissance officielle dans Asirem (1989). Mais il dénoncera la folklorisation dans laquelle le pouvoir tente de l’enfermer dans Illuhq-ed zzhir (1998). Cette défense de la langue maternelle s’accompagne de la dénonciation de la politique d’arabisation, des agents de celle-ci, de surcroît quand ils sont Kabyles. Elle s’accompagne de la démystification du caractère sacré de l’arabe dans Allah Ouakbar (1983).Outre ces thèmes cités, Matoub en a développé de nombreux autres. Il est l’un des rares à glorifier la maternité dans de nombreuses pièces, il a aussi décrit l’amour impossible, affligeant à contrarier. Il a abordé à maintes reprises le thème de la mort. Non que Vénus et Tanathos soient jusque-là absents de la poésie kabyle, mais avec Matoub, on a une autre vision du monde, une vision triste comparable à celle de Baudelaire. Pourtant, sans verser dans le pessimisme, et dans d’autres vers, Matoub offre une vision du monde, celle de l’amour de la vie. Il dénoncera la violence et surtout la guerre, la souffrance des mères ayant perdue leurs enfants. Ce n’est donc pas étonnant que Matoub ait adapté le Dormeur du val d’Arthur Rimbaud en kabyle (Aâsekri, 1986/2).Pour mieux cerner l’apport de la poésie de Matoub au renouvellement de la poésie kabyle, des études plus longues, plus détaillées doivent êtres faites. Elles ne doivent pas uniquement toucher le corpus connu, car publié, mais elles doivent être élargies à la poésie jusque-là inédite. Toutes les approches du texte poétique doivent être sollicitées. Limiter l’étude à une seule approche, conduirait à tirer des conclusions partielles. Pour mieux aborder les thèmes de cette poésie, il serait judicieux dans un premier temps de recourir aux statistiques lexicales qui permettront d’avoir les fréquences des mots relatifs à chaque champ sémantique. Comme il serait aussi intéressant de comparer les façons dont Matoub aborde les thèmes, à celles des autres poètes kabyles. Ce travail est certes de longue haleine, mais il vaut la peine d’être fait.

S.C.*Saïd Chemakh est docteur d’Etat en linguistiqueberbère

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