“Le cinéma algérien a produit des œuvres fortes”

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La Dépêche de Kabylie : Comment es-tu venu au monde du cinéma ?

ll Mohamed Latreche : J’ai décidé de faire des films le jour où j’ai compris que le cinéma est l’art, le moyen le plus adéquat peut-être, pour interroger le monde dans sa dimension ontologique, humaine. C’est cette conviction qui est à l’origine de mon choix d’être cinéaste. J’avais plusieurs possibilités d’apprendre ce métier. Le chemin le plus simple et le plus classique consiste à suivre une formation dans une école de cinéma. Je n’ai pas choisis cette voie car j’ai toujours pensé que le maniement des techniques n’était pas la chose là plus importantepour faire des films. En revanche, avoir un point de vue personnel et original, savoir mettre en scène un récit constituent, à mon avis, ce qu’il y a de plus important dans une œuvre cinématographique. Les écoles de cinéma ne vous apprennent pas à penser, à réfléchir, à interroger le monde, ni à mettre en scène. J’ai préféré alors envisager ma propre école qui se compose, disons pour résumer, de deux parties qui nourrissent mon travail de cinéaste : a) Regarder des films : toute ma conception du cinéma documentaire a été façonné par exemple par «India», un documentaire de Rosselini sur l’Inde. Cela m’a conduit ensuite vers les œuvres des maîtres de ce genre :Weisman, Van der Keuken, etc. Pour ce qui est de la fiction, “Une femme sous influence” de Cassavetes a été pour moi un choc. J’ai compris en regardant ce film qu’il n’y a que le cinéma pour exprimer certaines choses, importantes, sur ce que sont les êtres humains. La dimension ontologique, humaine est la chose qui m’intéresse le plus au cinéma. J’apprends beaucoup en regardant les films des grands cinéastes : Charlot, Ford, Renoir, Ozu, Bresson, Bergman,Cassavetes, Chris Marker, Rohmer, etc. J’admire ces auteurs, j’apprends beaucoup en regardant leurs films mais sans jamais les copier. Le faire, relèverait de la bêtise. Ce qui m’intéresse dans mon travail de cinéaste est de construire un point de vue qui m’est propre. b) Cultiver un état d’éveil qui vise à tirer le maximum de ce qui m’arrive dans ma propre vie : les rencontres que je fais, mes rapports avec les personnes de mon entourage, les images et les sons qui m’émeuvent, les questions qui me taraudent disons intérieurement… Je peux dire que j’ai appris à faire des films en apprenant à regarder des films, à regarder tout type d’œuvre d’art, à me regarder personnellement et à regarder les autres : êtres humains, objets, toute sorte de créature. Le cinéma est pour moi une question de regard.

Peux-tu nous présenter tes œuvres cinématographiques ?ll Mon premier film, «Rumeur, etc. » est une fictiond’une durée de 21 minutes, tournée entièrement dans ma ville, Sidi-bel-Abbès, avec des amis. J’ai essayé dans ce film de raconter le quotidien d’un jeune homme de 25-30 ans, Bachir, vivant dans une petite ville d’Algérie. Un jeune qui s’ennuie, qui tourne en rond, qui erre dans sa ville ou son village. Un espace qu’il connaît bien, mais dans lequel il a du mal à trouver sa propre place. C’est un film où j’ai surtout essayé de développer un récit marqué par une lenteur du rythme, du temps et un rapport à l’espace quioscille entre deux tendances contradictoires : d’une part, l’amour et la maîtrise d’un territoire, d’un terroir et d’autre part, la volonté de le fuir. C’est un travail qui m’a aussi permis de tenter une expérience avec les acteurs de Bel-Abbès. Issus presque tous du théâtre dit amateur, cescomédiens ont une manière de jouer qui leur estpropre. Nous avons essayé ensemble d’aller dans une direction qui était inconnue à la fois pour eux autant que pour moi. Notre travail a consisté d’arriver à une interprétation fidèle aux films de fiction mais avec un ton et un jeu relevant du cinéma du réel, du documentaire. Je pense que nous avons réussi à faire quelque chose de pas trop mal. Produit avec bien peu de moyens, ce film a été sélectionné dans de prestigieux festivals : Clermont-Ferrand, FIPA de Biarritz, FESPACO (Ougadougou) … Et là, il se retrouve à Locarno, un festival majeur, qu’on peut classer au même niveau que Cannes, Berlin ou Venise. La reconnaissance dont a bénéficié ce film est très encourageante et devrait encourager l’ensemble des jeunes cinéastes algériens à passer à l’offensive : faire des films et ne pas baisser les bras face au manque de financement pour le cinéma en Algérie. Aujourd’hui, le numérique nous offre la possibilité de faire des films à des coûts très réduits. Saisissons cette chance pour montrer nos savoir-faire, nos talents.Mon deuxième film : “A la recherche de l’Emir Abd El-Kader” est un documentaire écrit avec Mohammed Kacimi. Nous sommes tous les deux des amoureux de l’Emir. Admirateurs de son combat contre l’invasion française, passionnés par son œuvre poétique, épris de sa doctrine spirituelle et attachés à sa conduite d’humaniste. Il est pour nous un modèle de tolérance et d’ouverture d’esprit. Nous avons essayé dans notre film de voir ce que les Algériens, les Syriens et les Français – tous ceux qui développent un discours élogieux sur cet homme – ont fait de ce merveilleux héritage. Le film a été diffusé sur Beur TV et la chaine Al Arabiya et sera diffusé à la rentrée sur TV5. Il a été aussi montré dans pas mal de festivals.

Quelles sont tes appréciations du cinéma algérien depuis l’Indépendance ? ll Je n’ai pas une connaissance exhaustive de la production cinématographique algérienne depuis l’Indépendance. Ma culture cinématographique a été nourrie beaucoup plus des cinématographies étrangères. Ceci dit, je pense que le cinéma algérien a produit des œuvres fortes, magnifiques, géniales et qui resteront à jamais dans l’histoire du cinéma mondiale. Je pense aux films de :- Brahim Tsaki : Un grand artiste. Ses films sont l’œuvre d’un créateur qui fait du cinéma à la fois comme un poète, un peintre, un musicien et unchorégraphe. – “O combien je vous aime” de Azzedine Meddour est une tragi-comédie musicale, pourrait-on dire, sur l’histoire violente et douloureuse de la colonisation française en Algérie. Meddour a inventé une esthétique extraordinaire, il a fait avancer le cinéma avec cette œuvre comme on dirait qu’un savant a fait avancer la science avec une invention. D’ailleurs, son film est une invention au sens noble du terme. «Tahia ya didou» de Mohammed Zinet, c’est l’œuvre d’un artiste doté d’une grande sensibilité. J’ai le sentiment, quand je regarde ce film, que Zinet est né pour faire un seul film, celui-là : un bijou de cinéma, la plus belle lettre d’amour adressée à Alger.- “Le charbonnier” et “L’obstacle” de Mohammed Bouamari. Je suis extrêmement content de voir Bouamari préparer la réalisation d’un nouveau film après plus de 10 ans où il n’a pas pu tourner.- “Omar Gatlato” de Merzak Allouache. C’est un film important dans l’histoire du cinéma algérien.Allouache a saisi, avec beaucoup d’intelligence et d’ingéniosité, l’esprit de la société algéroise de la fin des années 70.

Tu es aussi dans une société de production et de distribution. Est-ce que cette activité est encouragée en Algérie ?ll Oui, j’anime avec mon ami Boualem Ziani, SORA, société de production et de distribution de films créée en 2003. Cette société a coproduit plusieurs court-métrages dont “Rumeur”, etc, “Oranges” de Yahia Mouzahem et “Cousines” de Lyès Salem. Ces films n’ont presque eu aucun financement de la part de l’Algérie. Nous avons aussi distribué, dans les salles d’Algérie des films tels “Comme une image” d’Agnès Jaoui ou encore “Million dollars baby” de Clint Eastwood. Nous n’avons eu aucune aide de la part de l’Algérie pour cette activité. Au contraire, les taxes sont énormes et ne nous permettent pas de dégager le moindre bénéfice.Ceci dit, nous portons un grand espoir sur la concertation et la réforme engagée par le Ministre de la Culture pour relancer «l’industriecinématographique » dans notre pays. Je pense que les professionnels algériens ont besoin du soutien de l’Etat pour ce qui est de la production, la distribution et l’exploitation. Le cinéma a été réduit à néant dans notre pays. Les professionnels algériens fournissent beaucoup d’efforts pour continuer à exercer leur métier. Il faut que l’Etat reste à leur écoute, les aide.

Propos recueillis par Farid Ait Mansour

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