Assis sur une chaise située dans un coin sombre de la pièce vide de tout meuble, mis à part le petit bureau sur lequel était déposée une feuille blanche qui semblait le narguait comme un défi, il était à l’affût des mots. Une lueur blanche, qui provenait d’une petite lampe située derrière lui, éclairait le tout. Cela faisait plus d’une demi-heure qu’il contemplait la feuille sans pour autant pouvoir écrire un seul mot dessus, car en cette nuit si particulière, la muse semblait avoir déserté l’antre du poète, non pas qu’il n’ait rien à dire. Bien au contraire, les idées bouillonnaient dans sa cervelle, mais il n’arrivait pas à agencer les phrases qu’il voulait dire tel qu’il le désirait au fond de lui-même. Cette nuit, dire ne suffisait pas : il voulait autre chose. Il voulait écrire ce poème qu’aucun homme, qu’aucun dieu n’avait pu composer avant lui. Il voulait rivaliser avec l’accompli. Son poème, il le voulait unique !Dans son long et court parcours à la fois dans la vie, il a vu des choses. Il avait flirté avec la joie et la tristesse, l’amour et la haine, le bonheur et la malheur, le courage et la lâcheté. Il se situait toujours entre une chose et son contraire ; il était toujours entre le jour et la nuit !Navigant entre deux saisons, entre le jour présent et celui à venir, entre une époque et une autre, il n’était ni d’ici ni d’ailleurs ! Jamais il n’a pu se situer ni dans un espace ni dans un moment. Aucun ciel ne se souvenait de ses errances et aucun lieu n’a pu retenir ses traces.Aujourd’hui, fort de tout ce qu’il a pu voir et vivre, maintenant qu’il se sent parfaitement entier, il voudrait léguer à la postérité un seul et unique poème pour que les gens puissent enfin entrevoir le fil qui sépare ce qui est de ce qui n’est pas. Il voudrait qu’ils distinguent ce qui est beau de ce qui est laid, ce qui fait la vie de ce qui la détruit. Oui, il était avide de vérité absolue, de vérité aussi blanche qu’un linceul ! Oui, il était avide de cette vérité éternelle qui ne souffre aucun doute. C’est pour cela que, durant toute son errance, sa quête consistait à pénétrer dans l’antre des dieux et voir enfin à quel jeu ils se donnaient. Tout son être tendait à connaître les lieux de où se trouvaient la source de la lumière et gouffre de l’obscurité. Il voulait comprendre ce qui rendait les hommes heureux et ce qui les attristait, mais, pardessus tout, il voulait découvrir cette alchimie qui fait que deux cœurs peuvent s’aimer mais aussi se haïr !Toute sa vie ne fut qu’une perpétuelle quête de réponses aux questions qui lui taraudaient ainsi l’esprit. D’où vient le mal ? Pourquoi la douleur ? Qu’est ce qui fait courir les hommes ? Quels sont les plaisirs des dieux ? Quel est le vrai sens de la gloire ? C’est quoi la vraie quiétude ? Pourquoi il est difficile de croire ? Aujourd’hui, alors qu’il semblait détenir un semblant de réponse, le voilà incapable d’accoucher d’un mot ! Voilà un autre mystère qu’il ne parvenait pas à s’expliquer. Et devant lui, toujours cette feuille blanche qui ne faisait que lui rappeler qu’il est loin d’être parvenu à son but. Décidément, cruelle est la destinée d’un poète ! Pourtant, il était si désireux d’écrire en cette nuit où un silence complice enveloppait l’atmosphère. Pourtant, il savait exactement quoi dire et comment l’écrire. Il sentait l’instant si favorable pour la création, si propice pour faire mieux que tous les hommes, mieux que tous les dieux. Quel terrible défi il s’est lancé à lui-même ! Réécrire la vie ; la réinventer dans un seul poème ! Mais pour une raison qui dépassait son entendement, il était incapable d’agencer les mots et les phrases qui se bousculaient dans sa tête. Tendu, il contemplait la fumée qui se dégageait de la cigarette qu’il tenait entre ses doigts et qui allait s’échapper au dehors par la petite fente qui se situait dans le mur d’en face. Il aurait aimé, lui aussi, être aussi libre que cette fumée afin de pouvoir échapper à l’emprise du moment pour voltiger, lui et ses idées, ailleurs.Accaparé par ses sombres pensées, c’est à peine s’il entendait la douce voix qui, soudainement, emplissait la pièce et l’interpellait dans un murmure mielleux, ne cessanit de lui répéter avec un ton sublime : « Aime donc, aime-moi donc… ».Il releva doucement la tête et-ô merveille ! une agréable créature se tenait là devant lui, tout sourire et toute avenante. Elle était aussi belle qu’une déesse : son éclat dépassait celui du soleil, sa taille celle d’un cyprès, ses yeux étaient d’un bleu insoutenable. Elle était pleine de charme et d’affabilité. Il n’arrivait pas à croire ses yeux. Est-ce enfin la muse qui a décidé de visiter son antre ? Est-ce un ange qui est descendu pour lui dicter la voie à suivre ? Est-ce la rencontre de sa vie ?Sans même réfléchir, il alluma une seconde cigarette et il resta un long moment à admirer la splendeur qui se tenait debout devant lui. et, tout d’un coup, les mots qu’il retenait dans son esprit se libérèrent et c’est avec étonnement qu’il les vit s’agencer l’un derrière l’autre sur la feuille qui ne cessait de le narguer auparavant pour enfin esquisser les plus beaux vers qu’un homme eût pu composer jusqu’à ce jour.Quand, enfin, il reprit ses esprits, la douce créature avait disparu, mais la page blanche était ornée d’un poème unique tant par sa structure que par son lyrisme. Convaincu que ce poème ne pouvait être que l’œuvre d’une puissance extérieure, il crut devoir porter le message à l’humanité entière. Aussitôt pensé, aussitôt décidé.Le poète ouvrit la porte de son logis et se dirigea d’un pas sûr et avec un cœur vaillant pour répandre le poème offert par le Ciel aux hommes. Il marcha ainsi jusqu’à atteindre l’endroit qu’il jugea propice pour diffuser son texte, puis, à la manière d’un héraut, il se mit à le déclamer avec une voix haute et altière, tout en marchant le long du sentier qui se dessinait tout seul devant ses pas. Et au fur et à mesure qu’il étalait ses vers, ceux-ci s’imprimaient sur les feuilles des arbres, sur les falaises. Une douce brise se chargeait de les transporter aussi loin que possible. Toute la nature réagissait aux intonations et au lyrisme de ce poème unique. Partout où il parvenait, les hommes et les êtres se laissaient prendre par l’envoûtement qu’il exerçait sur eux, et tous voulaient savoir qui est ce poète qui pouvait composer un poème aussi sublime. Jamais de mémoire d’homme pareil événement ne s’est produit ! De toutes parts, les gens affluèrent vers l’endroit où se tenait le poète ; et, en un laps de temps très court, la vallée fut pleine de monde. Ils sont venus de tous les horizons, car tous tenaient à connaître le rhapsode qui chantait des vers aussi transcendants. Lui, il était toujours à son délire quand il vit cette foule très compacte qui arrivait de partout pour élire son nouveau prophète venu lui dicter la voie du salut. À leur vue, et devant tant d’hystérie, le poète prit peur. Il avait beau proclamer qu’il n’est qu’un ciseleur de mots, personne ne voulait le croire. Les hommes voulaient, à défaut d’un dieu, un prophète. Et maintenant qu’ils le tenaient, il était hors de question de le lâcher. Toute la nature se mit à acclamer le nouveau messager du ciel, et tous voulaient qu’ils leur explique la nouvelle doctrine et tous voulaient connaître le nom du nouveau dieu qui règne désormais dans le ciel. Étonné par tant de sollicitations, il avait attendu jusqu’à ce que tout le monde se tût et s’adressa à à la foule en ces termes : -Mon dieu à, moi, c’est la lumière !-Non, répondit la foule, la lumière risque de nous aveugler.-Alors, le dieu c’est le soleil !-Non, le soleil risque de nous brûler.-Dans ce cas, c’est le vent !-Mais le vent risque de nous emporter.-Voyez alors en la chaleur votre nouveau seigneur !-La chaleur ? Mais elle peut nous étouffer.-Alors, prenez la douceur pour maîtresse !-La douceur risque de nous ramollir.-Vous ne voulez pas de la douceur, je vous propose le tonnerre.-Le tonnerre, mais il va nous assourdir.Ne trouvant plus quoi proposer, leur poète leur demande :-Quel dieu désirez vous ?-Quel dieu ? Mais celui qui t’envoie, pardi !Le poète s’écarta un peu du lieu, puis il se mit à réfléchir. Soudain, il sentit dans sa poche la présence de la plume qui lui avait servi pour écrire le poème. Alors, une idée germa dans son esprit. Il revint vers l’endroit où il était auparavant et s’adressa à la foule :“C’est cette plume qui a rédigé le poème, et c’est elle qui va vous indiquer où se trouve le dieu que vous désirez tant.”Le poète prit alors son élan et, de toutes ses forces, projeta la plume en l’air. Celle-ci voltigea un moment, puis alla se fracasser sur la feuille du temps. Tout d’un coup, les mots du poème se détachèrent un par un, puis se disloquèrent lettre après lettre pour disparaître complètement. Seules cinq lettres demeurèrent ; ce sont les lettres : A.E.N.N.T.Devant la foule médusée, le poète prit les cinq lettres et, d’un geste rapide, les dispersa dans le vide… Mais, au lieu de disparaître, les lettres rebelles se mirent à graviter les une autour des autres. Leur manège dura un bon moment ; puis, à la fin, et devant les yeux incrédules de la foule, les cinq lettres formèrent le NEANT qui, dans un souffle terrible, aspira tout le monde en son intérieur. Et ce qui devait faire le bonheur des hommes provoqua leur disparition : ainsi disaient les livres des dieux ! Amen !
Hamid Aït Slimane
