“La poésie est l’âme de la littérature”

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La Dépêche de Kabylie : Tout d’abord, parlez-nous de votre personnage “Amnay”. A-t-il arrêté de marcher la nuit ? l Brahim Tazaghart : Quand on est en quête de quelque chose, quand marcher permet de se frayer un chemin dans la vie, on ne s’arrête que pour contempler la beauté du jour et mourir. La mort seule est la fin d’un parcours, l’aboutissement de toute vie qui tente de profiter de ses instants. Elle est aussi, comme le voyage et l’exil, une entame, une partance, une création de l’inconnu. Amnay, le personnage central de ma nouvelle : Marche dans la nuit qui fait partie des 11 nouvelles constituant mon recueil titré : ldjerrat, continue à avancer au lieu de s’enfermer dans la nuit des certitudes. Il cherche à connaître les autres, à découvrir les faces cachées d’une existence qui se déroule à chaque moment, et qui se dévoile lorsque nous la croyons la mieux protégée. En compagnie de mon personnage et grâce à lui, j’ai cessé de croire en la vérité comme une évidence. J’ai cessé de voir ma société telle qu’elle se représente à elle-même, parfaite et irréprochable. La nuit m’a apporté plus que du conseil, elle m’a appris à sentir les vibrations de la vie, ses moments de certitudes et ses moments de doutes. La vie doute lorsque nous perdons le goût de nous battre, de croire, de vouloir, car elle se sent comme une femme, repoussée et abandonnée. Dans l’obscurité de la nuit, l’âme s’enflamme comme un regard plein de désir. En cherchant à connaître les autres, Amnay s’est retrouvé en face de lui-même, en face de ses qualités et de ses faiblesses. Pour être clair avec vous, je vous dirai que Amnay refuse de se conserver intact, indemne ; beaucoup de cicatrices marquent son destin. Son sourire est, de temps à autre, moqueur et malicieux. Face au soleil qui se brûle sans jamais se trahir, il suit les pas de la lumière qui, lorsqu’elle s’abrite derrière la montagne, s’allume dans son jeune coeur. Amnay est un jalon vers le bonheur, vers la réussite, vers l’accomplissement d’un destin qui est le nôtre, un destin qui ne veut plus se lamenter sur son sort, à gémir, à se courber devant les difficultés en se cachant le visage. Amnay est un cri de volonté dans un silence de lassitude. A bien regarder l’ordre chronologique de parution de vos oeuvres, on peut dire qu’on ne peut pas suivre ldjerrat-ik (tes pas), de la nouvelle vous voilà faisant de la poésie en passant par le roman. Cette profusion de genres ne disperse-t-elle pas vos efforts ?

l Il n’y a pas d’ordre établi qui est respecté par tous. Il y a toujours des hommes et des femmes qui transgressent les lois et les règles, donnant du souffle à une vie qu’on menace par la rigidité et la soumission. Se soumettre à un ordre de classement de la parution d’oeuvres par genre, parce que c’est comme ça, parce que tout le monde le fait, revient à accepter sans réagir l’idée qu’il ne sert plus à rien de se battre dans un monde unipolaire, qu’il faut tenter, par tous les moyens, de plaire aux Caligula des temps modernes. Si tous les hommes s’imposent une conduite parce que partagée par le grand nombre, il n’y aura plus de créativité dans la vie, ni d’intelligence comme perspective humaine. Lorsque nous regardons autour de nous, nous réalisons que même les bébés ne «sortent» pas du ventre de leurs mères dans la même position. Il y’a des positions dangereuses pour la vie de la mère qui obligent les médecins à agir avec leur bistouri. “L’écriture est un accouchement”, comme l’a si bien dit Kateb Yacine; elle est douleur dans le bonheur ultime. Que vous soyez dérouté, cela me réconforte dans mon travail, sinon à quoi bon se mettre à créer si ce n’est pour permettre à l’autre, au lecteur, des sensations nouvelles et inhabituelles, des pensées dérangeantes, déstabilisantes des certitudes mal pensées, admises sans esprit critique, adulées parce que simples et élémentaires. Ceci dit, au commencement, j’ai écrit de la poésie, une poésie pleine de colère et débordante de sentiments de révolte. Puis, je me suis exercé à traduire des textes que je trouvais intéressants. Je le faisais pour le plaisir, mais aussi pour m’emparer d’eux, saisir leur construction dans les détails. Partant de cette expérience, j’ai écrit mes premières nouvelles, et de l’une d’elles, à un moment donné, est sorti mon roman : Salas D Nuja. De ce qui précéde, je dis qu’il n’y a pas de risque que mes efforts s’effritent, bien au contraire, il y a un enrichissement qui rend l’effort de faire agréable et captivant. Beaucoup de gens, actuellement, considèrent la poésie comme un genre littéraire mineur, ils ne voient dans les recueils de poésie kabyles qu’on édite toujours à compte d’auteur que des objets propres uniquement à garnir les étals des librairies. Quel est votre avis ?

l Garnir l’étal d’une librairie, c’est déjà, à mon sens, une fonction utile. Etre là, à la portée des mains des lecteurs, transcrit dans une langue cataloguée comme une langue orale, le recueil de poésies en tamazight est à sa place, car sa présence signifie que son support linguistique a changé de statut, remplit désormais de nouvelles tâches. Sa présence dans une librairie est un beau poème, plein de rêve et d’espoir. Certes, Da Lmulud aurait été en colère devant quelques faiblesses et carences, mais il aurait été, certainement, très heureux et très fier de constater que son souhait de voir son peuple reprendre en main son destin est enfin réalisé. La poésie est notre lien avec les rêves qui ont habité le monde avant notre venue, elle est le rêve le plus doux d’une humanité qui commence à se décomposer comme un corps malade. La poésie est l’âme de la littérature. Elle est la lumière sans laquelle la beauté disparaîtra de nos regards, de nos paroles, de nos relations avec les autres et avec la nature. Il n’y a pas un genre littéraire plus profond et plus avancé que la poésie. Avancé au sens de la recherche du sublime, du dépassement du soi pour explorer les terres de nos âmes non révélées. Concernant la poésie amazighe proprement dit, je crois qu’elle doit créer et vivre sa révolution à l’instar de toutes les poésies reconnues. C’est nécessaire pour son renouveau. Il faut reconnaître que notre poésie reste sous l’emprise de l’ancien, comme forme, comme regard, comme sentiment et comme préoccupation. Nous avons souvent remarqué lors des rencontres de poésie la domination de la poésie de lamentation et de douleur. La vie de notre grand poéte Si Mohend Umhend, vie misérable et pénible, a foncièrement marqué sa poésie, et elle continue d’influencer profondément la poésie amazighe de Kabylie. Il s’agit, par exemple, de mettre à la lumière ces influences, tant formelles que de fond, pour pouvoir les dépasser. Je termine ces propos en disant que quoi qu’on dise, il y’a de belles voix et de belles plumes qui préparent notre poésie à connaître de nouveaux horizons, de nouveaux rêves, assis sur l’espoir, la résolution et la foi en un avenir de bonheur et de bien-être. Il y’a des recueils qui méritent tout notre encouragement. Enfin, la poésie pour jouer entièrement son rôle, n’est-il pas préférable qu’elle soit faite uniquement pour être chantée, en sachant l’importance de la chanson dans notre société ?

l Réussir une entreprise, c’est clarifier son objectif avant d’entamer quoi que ce soit. Me concernant, en ma qualité de militant et de producteur en tamazight, mon objectif est de participer à rendre irréversible le processus d’écriture de ma langue. C’est là un objectif central dans ma démarche. C’est un objectif que je garde toujours présent à l’esprit. Avant de répondre à votre interrogation, n’est-il pas utile de se demander : Quel est le rôle de la poésie ? Pourquoi des gens persistent à dire et à écrire de la poésie ? Face à toutes les réponses possibles, il serait indéniable de remarquer que le rôle de la poésie est déterminant, fondamentalement, par la situation interne de la langue qu’elle utilise. La poésie, c’est avant tout la parole, le mot qu’on énonce autrement plus beau que d’habitude. Faire des poèmes pour qu’ils soient uniquement chantés, revient à remettre en cause le processus de fixation graphique de la langue amazighe, sachant que la chanson participe du domaine de l’oral. Il y a un risque de confusion qui peut s’installer. Ce n’est pas parce que des recueils de poésies ne sont pas bien faits, ne sont pas bien pris en charge, ne sont pas bien accueilli qu’on abandonne l’entreprise du passage de la poésie dite la poésie écrite. C’est l’abondance de l’écrit en tant que tel, que votre suggestion peut conduire. Il faut faire attention. Aussi, il est, à mon sens, un volet essentiel qu’il faut mettre en évidence : c’est le role de la poésie dans le renouvellement intérieur de la langue. Ce réel est d’autant plus utile que cette poésie soit écrite et travaillée comme un objet de notre savoir, est non pas seulement comme une expression de notre âme. La poésie écrite permettra le passage vers le vers libre, vers la poésie en prose, vers la poésie comme beauté et plaisir. A ce propos, je trouve beaucoup de belles choses dans les recueils publiés à compte d’auteurs, celui d’Ahmed Lahlou en est un exemple. Le roman kabyle qui a fait son apparition au début des années 80 tend de plus en plus à dominer la création littéraire kabyle. Quel avenir vous prévoyez à ce genre ?

l Le premier roman amazigh a été écrit à la fin des années 40 par le pionnier de la littérateur amazigh moderne : Belaid Ath Ali, intitulé : Lwali n wedrar. Belaid Ath Ali est un homme exceptionnel, un génie qui a donné à tamazight ses premiers textes en prose et qui reste malheureusement inconnu du grand public. Après 1980, le roman a connu un essor prometteur. C’était les romans Asfel, Askuti, Fafa, etc. Comme genre, le roman ne domine pas encore la création littéraire, il est seulement plus valorisé, plus considéré que les autres genres. La nouvelle, par exemple, est plus approchée par le lecteur que le roman. C’est la place de ce dernier, dans un monde qui nous sert de référence et de modèle, qui aide le roman amazigh à être mieux perçu. C’est une question de prestige. Quant à son avenir, il dépendra fondamentalement de l’avenir de l’enseignement de tamazight. Un roman ne peut pas se dire, ne se raconte pas, il s’écrit. Il a besoin de gens qui lisent et non pas de gens qui écoutent. Régler le problème de la maîtrise de la lecture, via une prise en charge sérieuse de l’enseignement de tamazight, c’est la valeur du roman en tant que produit primé ou sanctionné qui déterminera son avenir. Dans votre roman Salas D Nuja, le regard que vous portez sur la femme kabyle est biaisé. Les relations amoureuses, les contrats de mariage, les relations maritales ont subi des changements énormes, au point de connaître une évolution effarante, pour ne pas dire effrayante… l Des évolutions effrayantes dans la condition de la femme, c’est trop dire ; je trouve même qu’il y a une disproportion dans le propos. La situation de la femme algérienne est toujours bloquée, elle reste tributaire d’un moment historique troublé et troublant à la fois. Certes, je n’arrive peut-être pas à saisir correctement votre question/sentence, mais je crois sincèrement que ce n’est pas parce que les relations amoureuses et autres ont beaucoup changé que l’évolution est ahurissante. La femme reste victime, proie de nos envies et de notre agressivité masculine. D’ailleurs, les comportements jugés osés, provocateurs, ne sont-ils pas une façon propre à la femme de se rebeller et de produire son “émeute» ? Ne sont-elles pas effrayantes pour la simple raison que nous n’avons pas l’habitude d’être en face de femmes qui s’affirment et qui affirment leur féminité ? Tous les changements que vous avez cités ne sont devenus possibles que par la volonté et la complicité de l’homme. La relation amoureuse, comme celle du mariage, sont des relations à deux, elles impliquent et engagent les deux sexes. Votre question est hautement intéressante, elle exige un véritable débat de société. En l’abordant dans mon roman, j’ai tenté de donner mon avis, de l’enrichir à ma manière propre. Je suis de ceux qui pensent que la femme assure l’équilibre du monde et l’harmonie de la vie. Nuja est, à mon avis, le type dominant des filles algériennes d’aujourd’hui. Une fille qui s’émancipe, qui sort, qui fréquente son prochain, mais qui reste égale à elle-même, à sa nature, à la morale de sa société, une morale en mutation continue. C’est mon regard à moi. C’est le monde de mes personnages. La production romanesque, du moins pour le moment, pour être utile, ne doit-elle pas en premier lieu exprimer la sensibilité de notre temps, traiter de la situation actuelle du pays et de son histoire récente ?

l L’ensemble des romans écrits à ce jour traitent tous des questions que vous avez soulevées. D’ailleurs, beaucoup de critiques affirment que le roman amazigh est un roman qui n’arrive pas à échapper à la question identitaire. Il y a une part de vérité dans leurs dires, mais il y a aujourd’hui, après les évolutions positives connues par la revendication amazighe, des élans sérieux pour explorer de nouveaux horizons. Bururu de Tahar Ould Amar, pour l’exemple, ne traite pas de la question amazighe en tant que demande politique, il est simplement écrit en tamazight. Bururu, roman édité par la jeune maison d’édition Azur, traite du terrorisme qui continue à affliger notre peuple. Aussi, je pense que contrairement à une certaine idée de l’utilité, il faut encourager toute production qui apporte de la vie à la littérature amazighe. Je serai personnellement ravi de lire un roman de fiction en tamazight. Etre utile, c’est être humain dans toutes ses dimensions. Il est vrai qu’il faut de tout pour faire une littérature, mais qu’on le veuille ou non, la littérature kabyle dans l’état actuel des choses est une littérature de combat, on ne peut actuellement s’offrir le luxe de se vouer à l’art pour l’art. Qu’en pensez-vous ?

l Je souhaite bien me retrouver face à des gens qui font dans l’art pour l’art, qui écrivent de la poésie pour le simple plaisir d’écrire de la poésie. Ecrire pour le simple et unique plaisir de le faire permettra certainement de belles trouvailles. Je ne sais pas trop, mais je le suppose. L’art pour l’art, dans le cas de la littérature amazighe, n’existe pas encore comme tendance. D’ailleurs, comme telle, la littérature amazighe n’a pas bénéficié d’études et de traitements critiques qu’il faut pour son émancipation future. Nous utilisons souvent des matériaux d’analyses littéraires pratiquées sur d’autres littératures, mais non expérimentées sur la nôtre. Souvent, nous partons d’une conviction politique arrêtée pour approcher un objet littéraire. Je crois qu’il faut sortir de ce schéma pour bien avancer. Si demain ce style artistique existe, je ne pourrai pas dire qu’il est un luxe à ne pas s’offrir. Bien au contraire, l’art pour l’art est en soi un engagement, un combat pour la pratique du talent, un combat pour la création. Notre société a besoin d’art, de littérature, de culture. Si nous admettons après réflexion que la crise nationale est fondamentalement culturelle, au sens le plus large, nous saurons que le véritable combat est celui de cultiver nos sens, nos esprits, nos connaissances. L’art est le meilleur outil pour le faire. Ne pensez-vous pas qu’il est temps que quelqu’un se mette à écrire l’histoire de la littérature kabyle des origines à nos jours pour voir où nous en sommes ?La société universitaire commence à s’organiser dans cette perspective. C’est à elle, en ce moment précis, de remplir cette tâche combien stratégique. Au-delà des livres qu’on pourra éditer, il y a les rencontres, les séminaires, mais aussi les cercles de discussions qui peuvent jouer un rôle essentiel. La littérature est un élément dans un tout qui est la culture. Notre culture a besoin d’un nouvel esprit, d’un savoir qui éveille les sens et qui réinvente «sswab», la raison. Du conte au roman, la littérature kabyle s’amazighise davantage. En effet, devant les carences et les manques qui le caractérise, le dialecte kabyle recourt aux autres dialectes amazighs comme banques et comme réservoirs afin de s’affranchir de ses «vides» et de ses «silences». En s’ouvrant aux autres dialectes amazighs, il est aujourd’hui accepté comme un dialecte pilote qui conduira vers la revitalisation de la langue amazighe. Ce n’est un secret pour personne, que c’est autour des dialectes les plus vivants, les plus dynamiques que se sont faites toutes les langues du monde. De l’arabe qui s’est construit sur le dialecte de Koriche, au français qui s’est consolidé sur celui de l’Île de France, tamazight va se standardiser en s’appuyant essentiellement sur le kabyle. Rien d’extraordinaire dans cette entreprise. Ce qui l’est, c’est cette façon d’assumer une partie de la langue amazighe et pas toute la langue amazighe. Une partie du poème Kker a mmis umazigh et pas tout le poème. Cette façon de kabyliser un combat devenu celui de toute l’Afrique du Nord me rend personnellement mal à l’aise. C’est là un exemple parfait de l’asservissement de la langue et de la culture aux intérêts politiques et politiciens. C’est une manière de refaire le chemin de l’échec sans ce soucier de l’avenir des générations futures. Merci.

Propos recueillis par Boualem Bouahmeda

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