Les voix intérieures du romancier

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C’est l’un des écrivains les plus écoutés en Europe.

Doué d’une culture impressionnante, il n’arrête pas de surprendre ses nombreux lecteurs.

Les magazines européens ne se lassent pas de

l’interroger. Il a toujours des réponses assez convaincantes. Écrivain italien, romancier et spécialiste de la littérature portugaise, Antonio Tabucchi est né à Pise en 1943, le 23 septembre, le jour des premiers bombardements américains sur la ville. Il est le fils unique d’un marchand de chevaux. En 1962, Antonio Tabucchi va étudier la littérature à Paris, il y découvre Fernando Pessoa en lisant la traduction française du Bureau de tabac. Son enthousiasme l’amènera à découvrir la langue et la culture du Portugal, pays qui deviendra sa deuxième patrie. Il poursuit des études de littérature portugaise à l’université de Sienne et rédige une thèse sur le surréalisme au Portugal. Passionné par l’œuvre de Pessoa, il a traduit toute son œuvre en italien, avec sa femme, Marie-José de Lancastre, rencontrée au Portugal. De 1987 à 1990, Antonio Tabucchi dirige l’Institut culturel italien à Lisbonne. La ville servira de cadre à plusieurs de ses romans. Il partage sa vie entre Lisbonne, Pise, Florence, voire Paris, et continue d’enseigner la littérature portugaise à l’université de Sienne. Il a beaucoup voyagé de part le monde (Brésil, Inde…), ses livres sont traduits dans une vingtaine de langues. Antonio Tabucchi est chroniqueur en Italie pour le Corriere della Sera et en Espagne pour El País. Il a reçu, entre autres distinctions littéraires, le prix “Médicis” de la meilleure œuvre étrangère en 1987, le prix européen “Jean Monnet” en 1994 et le prix “Nossack” de l’académie Leibniz en 1999. Au cours de la campagne électorale italienne de 1995, le protagoniste de son roman Pereira prétend est devenu un symbole pour l’opposition de gauche à Silvio Berlusconi, le magnat italien de la presse. Antonio Tabucchi, lui-même est très engagé contre le gouvernement Berlusconi. En tant que membre fondateur du Parlement international des écrivains, il a pris la défense de nombreux écrivains, notamment son compatriote, Adriano Sofri. En juin 2004, il figurait sur la liste du Bloc de gauche, petite formation de la gauche alternative portugaise, lors des élections européennes.

«Le cinéma, le théâtre, Pessoa, l’Inde et Lisbonne ont fait de Tabucchi l’un des écrivains italiens contemporains les plus lus en France. Intellectuel et divertissant, il a pris naturellement la place laissée vacante par Italo Calvino : son public est le même.

Son nom prononcé est un garant de culture et de bon goût. Parce qu’il a fait éclater les frontières de son pays, ce professeur de littérature portugaise a revitalisé l’art romanesque», estime René de Cecatty du quotidien le Monde.

« L’inspiration, c’est une voix intérieure. Tout le monde peut faire cette expérience. Au début, il n’y a que votre propre voix: vous vous parlez à vous-même, mais en silence. Puis, peu à peu, vous vous apercevez que cette voix qui vous parle possède un timbre légèrement différent du vôtre. Et vous vous rendez compte qu’elle acquiert, progressivement, une tonalité qui n’est plus celle de la voix qui vous appartient.

Votre voix est devenue autre. Elle est devenue une autre personnalité. C’est à ce moment-là que naît le personnage. Ensuite, tout est affaire de colloque: il faut beaucoup discuter avec cette voix, avec ce personnage et l’écouter raconter son histoire. Cette voix doit s’imposer pour que l’on puisse commencer à écrire. Tristano meurt est un roman qui m’a hanté pendant douze ans: toutes ces années, j’ai vécu avec la voix de Tristano en tête, puis, lorsque j’ai compris que notre discussion était assez avancée, j’ai commencé à écrire. Mais tout est affaire de voix et de timbre de voix: Tristano n’avait pas de visage, pas de traits, il était une voix », confie l’écrivain au magazine Lire. L’auteur n’arrête pas de se rechercher malgré la reconnaissance des médias et de ses pairs.

« Tout roman naît de ces colloques entre soi et soi, entre soi-même et la part de soi-même devenue autre. C’est un processus de schizophrénie bénigne, si vous préférez! Il faut d’abord être capable de créer cette distanciation. Si vous aviez posé la même question à Picasso, il vous aurait répondu: «Je prends les choses et je les mets sur la toile; après, elles s’entendent entre elles», dira-t-il.

A l’instar d’autres créateurs, l’écrivain souligne qu’on écrit d’abord pour soi. « Vous allez me trouver très égoïste, mais je ne pense pas au lecteur. Et je crois que tous les écrivains – je ne parle pas de ceux qui visent un succès commercial et formatent leurs livres pour plaire au plus grand nombre – font preuve du même dé-tachement. Un écrivain doit être capable de cet égoïsme-là: il ne ressent que l’exigence d’écrire.

La suite, c’est une autre histoire, qui ne dépend pas de lui. Par ailleurs, la plus belle chose en littérature, c’est l’inconnu. Le risque. Le feu mortel. Essayer, sans jamais penser aux conséquences: voilà ce qui motive l’acte d’écrire. Car, quand on commence à se demander si le lecteur aimera ce qu’on écrit, si on aura du succès, etc., on reste totalement paralysé. Ecrire est un acte spontané, comme l’amour », dit-il.

La littérature change la vie et tout ce qui l’entoure.

« La littérature peut nous changer radicalement. Et pas seulement le lecteur… C’est également valable pour l’écrivain. C’est comme un baptême, un rituel qui est apparemment toujours le même mais se révèle à chaque fois différent. Cela aussi, c’est une expérience très troublante pour l’écrivain », fait remarquer cet auteur d’un autre genre.

Tristano meurt, le dernier roman de l’écrivain est une pièce maitresse dans son travail de création. « Ce roman représente pour moi une expérience intellectuelle inédite et très forte. Quand vous écrivez un roman d’amour, vous comprenez un peu mieux ce qu’est l’amour: ce que l’on connaît de l’amour, après tout, en dehors de l’expérience personnelle et sensorielle, c’est Anna Karénine, Madame Bovary, Héloïse et Abélard qui nous l’ont appris. La littérature fournit une grande connaissance de la vie et de l’expérience humaine, que l’on aborde de façon passive et intellectuelle, en lecteur. En écrivant ce livre, Tristano meurt, j’ai ressenti intellectuellement l’expérience de la mort. Non pas l’expérience de la mort comme dimension, cela tout le

monde peut le ressentir lorsqu’il perd un être cher, mais l’expérience du moment où l’on va mourir. C’est pour cette raison que l’agonie de Tristano dure un mois entier. En fait, Tristano meurt à chaque page. Sans doute voulait-il me communiquer cette expérience du temps de la mort. J’en ai été, je l’avoue, bouleversé. Oui, écrire ce livre m’a, sur ce plan, profondément changé », affirme l’écrivain.

Tabucchi s’inspire de ses expériences dans la vie. « Le personnage de Tristano (je devrais dire sa voix) correspond en effet à quelqu’un que j’ai bien connu. Il y a douze ans de cela, une personne très importante pour moi est morte. J’ai été accablé par un grand regret: celui de ne pas avoir eu le courage de lui poser plusieurs questions sur sa vie. Son expérience personnelle et historique avait été très intense. Plus que tout j’aurais aimé qu’il m’en parle, et je n’ai jamais osé l’interroger. C’est une situation terrible que beaucoup doivent connaître: vous savez que telle personne qui a illuminé votre vie détient tel secret, a vécu une expérience importante que vous aimeriez connaître en détail, et vous n’osez jamais lui poser de questions. Et un beau jour, cette personne disparaît, vous laissant seul avec vos regrets, emportant avec elle ses histoires. Vous vous reprochez alors vos silences, votre timidité, votre absence d’audace… Cela m’est arrivé, en effet. Ce sont les regrets qui sont à l’origine de ce roman: par compensation, comme un ersatz, j’ai commencé à imaginer ce qu’aurait pu me raconter le véritable Tristano », souligne l’écrivain. Tabucchi croit aussi au hasard de l’existence qui échappe à tout un chacun… »Je pense que l’héroïsme est un acte inconscient, absolument pas structuré ni préparé, qui dépend exclusivement de l’éthique et de

la morale et n’obéit à aucune loi. J’ai connu bien des hommes qui sont devenus des héros sans jamais avoir été touchés par une once de patriotisme et bien des patriotes qui se sont comportés comme des lâches.

L’héroïsme est un acte spontané et, parfois, irresponsable. C’est comme une espèce d’orgasme, d’éjaculation. Il est devenu un héros parce qu’il a tué un Allemand, mais à quelques millimètres près », confie-t-il. C’est dire que chaque écrivain a son cheminement…

Farid Ait Mansour

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