Au moment où l’Algérie connaît une embellie financière non égalée depuis au moins deux décennies, à la faveur d’une rente pétrolière sans précédent, des pans entiers de la société continuent à sombrer dans la paupérisation la plus étouffante, pour ne pas dire qu’elle frôle l’inimaginable dans certains cas. Aux longues files d’attente devant les restaurants Rahma durant ce mois sacré, d’autres indices déterminants s’ajoutent pour apporter une preuve cinglante d’un état de fait qui ne laisse personne indifférent sur la dégradation du pouvoir d’achat du pauvre citoyen algérien. Ainsi, dans ce petit reportage que nous avons monté à partir de la réalité des marchés, nous nous sommes fait fixation sur la prolifération de la friperie qui est un autre indice de pauvreté qui démontre, si besoin est, comment les maigres bourses trouvent dans les stands appelés communément “chiffonne”, des endroits indiqués pour se vêtir à bas prix.
En effet, au cours de virées que nous avons effectuées aux marchés de M’chedallah, dans la wilaya de Bouira et celui de Tazmalt dans celle de Béjaïa, nous nous sommes aperçus que cette prolifération n’est pas fortuite, d’autant qu’elle constitue un marché fructueux autant pour les commerçants que pour les consommateurs qui se ruaient sur la marchandise made in et bon marché qui leur est proposée. Au niveau de ces deux marchés hebdomadaires, il nous a été permis de constater que la friperie ne cesse de gagner du terrain et le nombre sans cesse croissant de citoyens qui s’y rendent ne trompe pas sur la florescence de cette activité. Des gens de tout âge et de toutes les couches sociales viennent chercher par ici leurs vêtements du lendemain. Moumouh, agriculteur de son état, que nous avons rencontré à Tazmalt en train de faire le tri dans un tas de fripe étalé à même le sol, nous dira d’emblée: “Le marché de la fripe est le seul endroit où on peut se permettre d’acheter des vêtements de marque à des prix plus ou moins raisonnables”, pour ajouter : “Avec une rentre très limitée et une famille nombreuse de dix personnes, dites-moi comment pourrais-je subvenir à tous les besoins de la famille ? C’est pratiquement impossible. C’est dire que ce marché est notre dernier recours nous permet tant de vêtir nos enfants avec une marchandise qui vient de pays développés”.
Pour d’autres, c’est un moyen de combler le manque de “El marqua” qui se vend dans les vitrines, à des prix dépassant tout entendement. C’est l’exemple de Yacine, ce jeune de 23 ans, qui s’est procuré une paire de Santiag américains dans ce marché et qui nous déclara ceci : “Je suis un féru des marques étrangères, mais vu les prix du neuf et parfois même la non-disponibilité d’une certaine marchandise, le marché de la fripe est le plus indiqué. Pour preuve, cette paire de Santiag est introuvable sur le marché local et dans le cas où on la trouve, n’imaginez pas que ça soit au prix de celle-ci : 1 200 DA.”
Cela dit, les raisons de ce regain d’intérêt pour la friperie trouve son explication dans plusieurs raisons qui ne font pas pour autant l’unanimité entre les gens qui fréquentent ces étals de fortune. Pour certains, c’est la dégradation du pouvoir d’achat mais pour d’autres, notamment les jeunes, c’est la recherche des marques déposées introuvables sur le marché du neuf qui en est le motif. On connaît bien le penchant de nos jeunes sur les produits étrangers et à contrario, leur dédain vis-à-vis de la production locale, mais il demeure non moins important de souligner que cela ne pourra guère justifier, à lui seul, ce recours effréné à la fripe. Hamid, un autre jeune de 30 ans que nous avons rencontré au marché de M’chedallah n’hésite pas à déclarer que “de toute façon, quoique la fripe revêt un caractère dégradant dans l’esprit des gens qui l’assimile souvent à l’habit de misère, moi je raisonne tout autrement, d’autant que ce marché n’offre pas que des guenilles”, pour renchérir encore “en ce qui me concerne, je le porte en toute conscience, car je préfère un habit qui vient d’Europe ou d’Amérique, malgré son état qu’un habit neuf algérien”.
C’est un avis, enfin ! Cependant, si cet avis semble partagé par un nombre important de jeunes d’aujourd’hui, la raison économique n’est pas pour autant à écarter. Moussa, un marchand de fripe qui affirme avoir déjà versé dans le commerce des habits neufs, affirme que “la majorité des gens qui cherchent leurs vêtements dans la fripe sont ceux qui ne peuvent pas se les permettre tout neufs”.
A notre question sur son changement d’activité et les dividendes que la fripe semble générer, notre interlocuteur nous répond sans ambages : “C’est un marché très fructueux, on achète au quintal et on vend à la pièce. On ne fait que trier pour avoir une variété de produits vendus à des prix arrêtés selon la qualité et l’état de l’habit. Cela fait une diversité de vêtements et des prix qui vont de 50 DA à 1 500 DA la pièce”. Néanmoins, un fait marquant mérite bien d’être cité, à savoir que les barons de la friperie ne cessent d’innover et d’inonder le marché avec une variété incommensurable de produits allant jusqu’aux sous-vêtements. Le pire est à craindre pour ce dernier cas, surtout que la majorité des marchands que nous avons interrogés nous ont assuré que ça se vend comme des petits pains. En effet, ces sous-vêtements usés s’écoulent facilement mais que dirait-on de la santé de ces pauvres citoyens qui, par ignorance et/ou nécessité se rabattent toujours sur ces produits bon marché. Des médecins que nous avons interrogés à ce propos n’ont pas hésité à pointer un doigt accusateur sur les bailleurs de fonds de ce marché à haut risque pour dire que des mesures discrétionnaires doivent être prises pour l’interdiction pure et simple de la vente de ces vêtements incriminés. Cela dit, si cette marchandise fait inéluctablement des heureux parmi les pauvres citoyens, elle ne manque pas, par contre, de constituer un danger dont les conséquences peuvent s’avérer fâcheuses de par le fait que ces habillements sont des vecteurs incontestés de maladies incurables.
Ainsi, les spécialistes en infectiologie que nous avons interrogés tirent la sonnette d’alarme pour prévenir que le pire est à craindre. Cela-même qui nous fait dire que si la friperie semble faire des heureux dans une société qui ne cesse de voir son niveau de vie baisser vertigineuseumen. Il n’en demeure pas moins qu’elle véhicule des méfaits dont les conséquences seront incalculables au cas où des mesures de prévention ne sont pas prises avant que le pire ne se produise.
Lyazid Khaber
