52 ans après le 1er Novembre, Mesbah toujours “zone interdite”

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Akkar ! Qu’est ce que ce conglomérat hideux de bâtisses grises où suffoquent plus de mille âmes ? Hameau, bourg, douar, faubourg, village ? Bref, c’est tout cela à la fois ou presque au regard de l’évolution de ce patelin qui n’était à l’origine qu’une branche des sept fractions formant la tribu des Aït-Mhand, les Aït-Akkar ou les Iheddiouene-Tizi. Perché sur une colline, oblongue, faisant face à la mer, ce qui en fait une sorte de cap raté, et surplombant la plaine s’étalant de la côte jusqu’au pied de l’antique Andriech (Andréas, port romain) du côté est de la commune d’Aokas, le village offre au visiteur qui suit le chemin communal desservant Aït-Aissa le spectacle presque désolant de constructions à l’architecture affreuse, rendues plus repoussantes par le couvert végétal clairsemé et faisant penser, toutes proportions gardées, à des ruines de cataclysme ou de bombardements. Le chômage, déjà endémique au lendemain de l’Indépendance, y fait rage, livrant des cohortes de jeunes au désœuvrement et à la décrépitude morale. N’étaient les pensions provenant encore de l’ancienne “mère nourricière”, le fléau deviendrait un vrai casse-tête pour les pouvoirs publics, une menace pour l’ordre. L’échec scolaire qui n’est pas en reste, comme résultante de la misère ambiante, vient sceller le sort de cette génération déjà perdue. Cette endémique et longue précarité sociale, ayant forgé des jeunes au tempérament fougueux, a valu à la triste bourgade une mauvaise réputation du fait d’épisodiques larcins et maraudages ou de quelques excès sans graviré notable. Cela suffit quand même aux mauvaises langues pour affubler le quartier d’appellations aussi diabolisantes les unes que les autres. Et pourtant, à des intervalles de temps très réguliers, le “quartier maudit” voit affluer vers lui de curieuses personnes, d’étranges énergumènes qui, toute honte bue des vieilles promesses non tenues et des serments trahis, reviennent encore vers la plèbe en proposant leurs louables services pour la sortir du mal-voire qui la ronge.

Mais là encore, personne n’est dupe ! Et pour cause, le poids électoral que représente Akkar de par sa position de deuxième agglomération après le chef-lieu de la commune. C’est en de telles occasions, les élections locales, que le quartier est courtisé par une foule de prétendants aux mandats d’édiles municipaux se rappelant soudain au bon souvenir des énormes problèmes que vivent les détenteurs mal aimés des suffrages tant convoités.

“Revêtement des voies”, “Réseau d’assainissement”, “Unité de soins”, “Régularisation des terrain bâtis”…Illicites, les constructions, croient-ils ces ignares de candidats dont la vie est déjà pour la plupart d’entre eux un échec lamentable. Et c’est toujours la même rengaine lors des mêmes rendez-vous, les même propositions réchauffées qui sont resservies par des apprentis-politiciens à des électeurs échaudés par les déboires infligés par ces prêcheurs dans le désert ignorant jusqu’à l’histoire de leur commune. C’est dire que 46 ans après l’Indépendance, Mesbah, même transplanté dans une autre aire géographique, Akkar, et toujours zone interdite. Comme au bon vieux temps, lorsque ses habitants furent sommés par l’armée coloniale, alors que la guerre faisait rage, de quitter leurs villages. C’était en 1957, “vous êtes en zone interdite et vous avez quelques jours pour chercher des familles d’accueil et quitter vos demeures”, se rappellent les vieux des ordres intimés par les autorités coloniales. Inutile de discuter, les occupants de Mesbah (Aït Mesbah et Aït Djermana) fuient ces lieux que se disputent l’ALN et l’armée coloniale pour se disséminer sur le territoire des autres fractions d’Aït Mhend. “C’était en plein été, nous avons tout abandonné laissant derrière nous demeures et récoltes, emportant tout ce que nous pouvions arrimer sur nos montures et coltiner de nos bras décharnés”, raconte Da Moussa. “Chaque chef de famille avait à trouver refuge chez des proches, et nous avons emménagé dans des conditions déplorables, les foyers d’accueil suffisant à peine à supporter la misère des premiers occupants, qui à Aït-Aïssa, qui à Tizi, qui à Taremant”, racontent d’autres témoins. Puis ce fut la longue attente, la cohabitation difficile dans l’extrême dénuement, l’exiguïté et la promiscuité, avec les propriétaires des lieux, les dures privations, les bons alimentaires, les séparations forcées, les longues angoisses et les attentes interminables, la fuite permanente devant l’ennemi, les longs deuils dans la solitude, sans la dépouille de l’être cher abattu là-haut dans les maquis. C’était le long supplice, fait de drames, de pleurs, d’humiliations, de grandes disettes, de deuils, vécus dans la dislocation familiale, qui allait, croyait-on naïvement prendre terme, avec la fin du règne colonial. Enfin l’Indépendance ! Dans l’euphorie ambiante, les réfugiés regagnent leur douar, se hâtant de reconstruire leurs habitations, détruites par la guerre, et remettre en valeur leurs terres ingrates, ravagées par la folie meurtrière et l’abandon.

Dans ce grand projet de restauration, les familles, amputées dans leurs effectifs, rebâtissent l’espoir et pansent les blessures, rendant moins lancinant le douloureux souvenir des êtres chers, abattus pour la plupart à la fleur de l’âge. C’est dans ces première années de la dignité retrouvée à la faveur des recommandations des cadres, intègres et bienveillants, se trouvant dans les rouages du microcosme de l’Etat national naissant, qui proposent aux “réfugiés rapatriés”, des terres d’accueil au chef-lieu de la commune en souvenir de leurs sacrifices durant la Guerre de libération.

Aussitôt émise, l’offre est déjouée. Encore une autre proposition du genre, l’actuelle Cité des palmiers, a connu le même sort on ne sait par quelles complicités, avant que les malheureux laissés-pour-compte ne soient orientés vers Akkar. Un autre bras de fer avec les premiers occupants qui revendiquaient ces terres, les attendait sur place. S’installant bon gré mal gré, sans aucune décision écrite mais uniquement des promesses verbales, ils vont difficilement faire face à la résistance des contestataires. Il fallait attendre 1976 pour voir la préfecture de Sétif, dont était territorialement dépendante la commune, délivrer un arrêté autorisant officiellement les habitants d’Aït-Mesbah et d’Aït-Djermana à occuper, en leur qualité de réfugiés de guerre, la zone de recasement d’Akkar, dégagée à cet effet sur des terrains agricoles cédés par les domaines, c’était tout ce qu’on pourrait offrir aux malheureux “déportés”. S’ensuivit alors un exode massif qui n’allait prendre fin qu’une décennie plus tard. Ainsi est né Akkar, ce monstre mi-urbain, mi-rural ; de la négligence des uns et des promesses non tenues des autres, mais surtout de l’ingratitude criminelle de ceux qui allaient prendre en main, au niveau local, les destinées du pays, au lendemain de l’Indépendance. Pourtant, que de sacrifices consentis à la Révolution ! Un tour au Monument des martyrs, érigé dans l’enceinte de la mairie d’Aokas, dissiperait les doutes des incrédules et des amnésiques. Parcourir des yeux la liste nominative de ceux qui ont fait le don suprême, ne laissant parfois à la postérité, vestiges oubliés des cadavres déchiquetés, que des fragments d’os enfouis dans les maquis et les ravins, est édifiant : à Mesbah, pas une famille n’a été épargnée.

A. Mouzaoui

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