Les mots éternels de René Char

Partager

Né en 1907 à L’Isle sur la Sorgue, René Char adhère à 22 ans au mouvement surréaliste. Il signe un recueil en commun avec Breton et Eluard mais reprend bien vite son indépendance en 1934. Son oeuvre sera désormais celle d’un solitaire et d’un homme d’action aux prises avec son temps : en 1937, il dédie son Placard pour un chemin des écoliers aux  » enfants d’Espagne « .

Démobilisé en 1940, il entre presque aussitôt dans la Résistance sous le nom de guerre d’Alexandre. Cette expérience sera relatée dans Les Feuillets d’Hypnos (1946). Après la Libération, Seuls demeurent (1945), somme des temps de guerre, est suivi du Poème pulvérisé (1947), de Fureur et mystère (1948) et des Matinaux (1950) qui ont « mission d’éveiller », au sortir de la réclusion, aux mille ruisseaux de la vie diurne. Sa poésie est abrupte, hermétique. Tout son travail résidait dans l’épuration de ses phrases jusqu’à les réduire à de fulgurants instantanés.

Ami d’Albert Camus, René Char est un poète humaniste qui tente de comprendre l’incompréhensible. « Un homme sans défauts est une montagne sans crevasses. Il ne m’intéresse pas », écrit-il dans Feuillets d’Hypnos  » Je crois que l’amitié que j’ai vouée à Char dès son arrivée à Paris s’explique d’abord parce qu’il était L’Islois. Nous étions presque du même village, presque voisins ; nos souvenirs d’enfance avaient la même couleur, la même sonorité et il était attaché à son clocher autant que moi au mien. Nous avions vécu la même jeunesse ; connu à coup sûr les mêmes jeux d’enfant, les mêmes patientes chasses aux papillons et aux lézards. Il avait dû, comme moi, façonner par la torsion de l’extrémité d’un long stipe d’herbe folle ce nœud coulant qu’un voile de salive tendu sur son ellipse allongée fait pareil à un miroir de dentiste –instrument de capture hasardeux – qu’il fallait tenir dans une immobilité absolue devant le nez du lézard gris des pierrailles. Qu’on se rassure : la capture était rare, elle n’était jamais que le triomphe de la patience et la proie affolée – mais qui avait pris leçon de prudence – était rendue à la nature. Char avait si bien la nostalgie de ces exploits qu’en 1927, il lui arrivait parfois de quitter le prisonnier de la rue de Clichy que j’étais pour sauter dans un taxi et de se faire conduire à Saint-Cloud ou Meudon. Il y avait dans ces bois des mares, et dans ces mares, salamandres et tritons « , se souvient José Corti.

Resté lucide dans bien des situations difficiles, le poète est un grand laboureur des mots. « Char multiplie les efforts pour atteindre son but, au lieu que Gracq engage son attelage dans le champ qu’il a choisi, généralement celui du Destin, et laisse son roman aller son train et les choses se découvrir d’elles-mêmes, parfois, se révéler à sa surprise. (…)

Je ne crois pas que Char ait jamais abandonné un poème qui l’habitait sous prétexte qu’il manquait de prise. C’est un homme d’action en même temps que de pensée ; un homme fort, qui commande, qui impose ; au lieu que Gracq est un homme qui recueille ce qui lui convient dans le champ qu’il a choisi parce que ce champ était terre d’élection, mais seulement ce qui lui convient. Sans doute est-ce deux choses : composer un poème et venir à bout d’un long récit ; mais l’étendue ne fait rien à l’affaire – et un poème de Char, même court, n’est pas une petite œuvre. En fait, il s’agit de deux natures d’homme qui se trouvent être, chacun dans sa manière, et je ne me crois pas aveuglé par l’amitié, les deux plus grands créateurs de ce temps », ajoute José Corti.

Le vrai poète ne se décourage jamais. « Au plus fort de l’orage, il y a toujours un oiseau pour nous rassurer. C’est l’oiseau inconnu, il chante avant de s’envoler », soutient René Char.

Ce grand créateur est aussi un grand amoureux. « Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n’est plus mon amour, chacun peut lui parler. Il ne se souvient plus; qui au juste l’aima? Il cherche son pareil dans le voeu des regards. L’espace qu’il parcourt est ma fidélité. Il dessine l’espoir et léger l’éconduit. Il est prépondérant sans qu’il y prenne part.

Je vis au fond de lui comme une épave heureuse. A son insu, ma solitude est son trésor. Dans le grand méridien où s’inscrit son essor, ma liberté le creuse. Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n’est plus mon amour, chacun peut lui parler. Il ne se souvient plus; qui au juste l’aima et l’éclaire de loin pour qu’il ne tombe pas? « , écrivait le poète dans Eloge d’une soupçonnée. Mais la poésie ne se détache pas de la vie. « Le poète ne peut pas longtemps demeurer dans la stratosphère du verbe. Il doit se lover dans de nouvelles larmes et pousser plus avant dans son ordre », nous dit René Char.

La poésie, prise entre « fureur » et « mystère », entre la fragmentation d’une « énergie disloquante », et la continuité de « cette immensité, cette densité réellement faite pour nous et qui de toutes parts, non divinement, nous baignaient », gravite autour de quelques éléments centraux. Ainsi la contradiction, à l’oeuvre dans la nature, l’histoire, la langue, anime la lutte des « loyaux adversaires », lampe et vent, serpent et oiseau; cette « exaltante alliance des contraires » produit le soulèvement du réel qui permet au poète,  » passant » et « passeur », de franchir la haute passe; aimantée par l’inconnu en-avant, qui éclaire et pulvérise le présent, cette poésie n’a cessé d’affirmer une  » contre-terreur « , d’annoncer l’éclatement des liens de l’homme, emprisonné dans ses intolérances, de s’opposer à l’asservissement des sites par des fusées de mort.

Impérieux et tendre, nuage et diamant, aussi attentif aux espaces cosmiques qu’au chant du grillon, le poème de « l’appelant », toujours « marié à quelqu’un », fonde une « commune présence », un commun présent qui fait passer ensemble les êtres vers l’avenir, avec pour viatique l’espoir de l’ « inespéré ».

Le poète ne comprend pas tout mais il sait dire la douleur. « Avec ceux que nous aimons, nous avons cessé de parler, et ce n’est pas le silence », confie René Char. Mais il est plein d’amertume celui qui comprend. « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil », fait remarquer le poète. Le coeur a souvent ses raisons. « Ne laisse pas le soin de gouverner ton coeur à ces tendresses parentes de l’automne auquel elles empruntent sa placide allure et son affable agonie. L’oeil est précoce à se plisser. La souffrance connaît peu de mots. Préfère te coucher sans fardeau: tu rêveras du lendemain et ton lit te sera léger. Tu rêveras que ta maison n’a plus de vitres. Tu es impatient de t’unir au vent, au vent qui parcourt une année en une nuit. D’autres chanteront l’incorporation mélodieuse, les chairs qui ne personnifient plus que la sorcellerie du sablier. Tu condamneras la gratitude qui se répète. Plus tard, on t’identifiera à quelque géant désagrégé, seigneur de l’impossible ». Oui, ce n’est guère évident d’être le seigneur de l’impossible. « Tu n’as fait qu’augmenter le poids de ta nuit. Tu es retourné à la pêche aux murailles, à la canicule sans été. Tu es furieux contre ton amour au centre d’une entente qui s’affole. Songe à la maison parfaite que tu ne verras jamais monter.

A quand la récolte de l’abîme? Mais tu as crevé les yeux du lion. Tu crois voir passer la beauté au-dessus des lavandes noires…Qu’est-ce qui t’a hissé, une fois encore, un peu plus haut, sans te convaincre? Il n’y a pas de siège pur », estime ce poète d’un autre genre.

Farid Ait Mansour

Partager