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Le livre et son lecteur

“Un livre est une « machine à lire » et c’est la lecture qui le définit”, soutient Robert Escarpit dans sa ‘’Sociologie de la littérature’’. Tant qu’il ne représente qu’une matière inerte, une masse de papier déposée chez le libraire, un livre ne ‘’dit’’ encore rien. Même si l’auteur a passé des nuits blanches pour aligner ses phrases, rechercher ses mots, agencer ses paragraphes et mettre en situation ses personnages, ce n’est qu’une fois qu’il sera ‘’défloré’’ par le lecteur qu’un livre acquiert son statut, fait son effet, jette mélancolie ou joie dans le cœur, marque de son empreinte et appelle à la relecture.

Cependant, l’univers du livre ne se limite pas à la seule complicité auteur-lecteur, même si, en définitive, ces deux agents constituent les vrais tenants et aboutissants d’un processus magique qui n’a cours ni dans le domaine de l’industrie, ni dans les autres secteurs ou catégories de l’activité humaine. La lecture est définie par Valéry Larbaud comme un ‘’vice impuni’’ ; l’écriture, non plus, n’est pas loin de cette définition. Mais que représentent ces deux segments de la vie culturelle dans notre pays ?

Rares sont les occasions qui s’offrent à nos journaux d’ouvrir sur un événement culturel lié à la production littéraire. Cette dernière étant entendue dans son acception la plus large : littérature de fiction, poésie, théâtre, essais, études sociologiques ou politiques,…etc. La réponse, pour ceux qui sont tentés par la superficialité de l’analyse, est toute trouvée : la production d’un livre qui mérite l’attention des médias et du lecteur serait plutôt une exception qu’une règle. On justifie également le manque d’intérêt accordé à l’actualité du livre par l’absence d’un lectorat potentiel. La génération qui a hérité du réflexe de la lecture à partir des obligations de l’école coloniale tendant de plus en plus à disparaître, il ne reste que les jeunes arabisants qui baragouinent l’arabe et se sentent étrangers au français. Quant à pénétrer les écrits en berbère, cela relève d’une corvée à laquelle ils répugnent de s’astreindre sous prétexte que ses horizons ne dessinent encore aucune espèce d’ ‘’utilité’’ économique ou sociale.

Pourtant, sur le plan de la quantité, la scène éditoriale commence à s’encombrer pour un pays qui, dans un passé récent, vivait sous le monopole de l’ENAL (ex-SNED). Les maisons d’édition privées sont déjà bien établies depuis que, timidement, Bouchène et Laphomic ont ouvert la brèche à la fin des années 1980. Kasbah-Editions, Barzakh, Dar El Gharb, El Amal, Talantikit,…les noms des boites privées fleurissent avec, certes, un inégal bonheur.

L’ancien slogan démagogique qui disait que le peuple avait besoin de livres de la même façon qu’il avait besoin de pain n’a jamais été suivi d’effet. On poussa le zèle de l’hypocrisie et du paternalisme jusqu’à vouloir ‘’enlever au peuple le droit d’être un âne’’, formule empruntée à Fidel Castro.

Aujourd’hui, et devant l’absence d’instances académiques idoines et de revues spécialisées en critique littéraire, le flux des productions livresques ne rencontre pas un filtre qui puisse conduire à une décantation basée uniquement sur la valeur intrinsèque de l’ouvrage selon des canons esthétiques et qualitatifs établis d’après les spécificités culturelles du pays et les valeurs de la culture universelle.

La presse écrite, sans prétendre remplacer les structures et les outils inhérents à ce genre d’activité, peut aider à une meilleure lisibilité de la production littéraire, à une didactique de la lecture. Dans la chaîne de la production et de l’industrie du livre, la presse écrite constitue un maillon essentiel, indépendamment des bons de commandes publicitaires que pourraient y introduire les éditeurs. Et puis, il ne faut pas aussi oublier que le champ littéraire algérien a poussé ses ailes vers tous les cieux où se retrouve notre communauté. Des livres d’auteurs algériens sont publiés à Beyrouth, au Caire, à Berlin, à Ottawa et à Paris. Les contingences commerciales et le déficit d’information (à l’heure des technologies de pointe) font que ce cosmopolitisme est mal rendu dans notre presse. Nul besoin de pousser jusqu’à cette extrémité nos appétits de lecture et d’information sur le monde des livres. Des productions précieuses réalisées par des maisons d’éditions établies en Algérie n’ont pas connu l’heur d’être présentées dans la presse.

Il est vrai aussi que l’effort de nos journaux reste limité par l’absence d’une stratégie professionnelle qui ferait de l’activité culturelle leur ‘’chose’’. Un événement politique, économique, social ou scientifique serait mieux vulgarisé et explicité s’il était encadré par une bibliographie, une cartographie et une iconographie appropriées. Dans un pays comme la France, pourtant assez cultivé pour éviter certains détails qui peuvent paraître superfétatoires, le 20 heures de F2 ou de TF1 ne donne une information de proximité que précédée d’un médaillon cartographique qui en situe la commune ou la bourgade. C’est une affaire de culture et de tradition pédagogique qu’il importe de méditer de ce côté-ci de la Méditerranée au lieu de s’employer à singer des émissions de divertissement ou des sitcoms marqués d’une certaine spécificité culturelle souvent ‘’intraduisible’’. L’auteur du ‘’Dictionnaire des curiosités linguistiques’’ publié en octobre 2005 affirme que ‘’c’est par les mots intraduisibles que l’on peut le mieux résumer la culture d’un pays’’.

Dans l’état actuel du paysage éditorial algérien, la presse semble quelque peu en décalage par rapport à la masse de production de livres. Des journaux ont lancé des pages littéraires au cours de ces deux dernières années, mais l’effort à accomplir dans ce sens reste encore important pour pouvoir faire convoler le livre et la presse en justes noces.

Le cas des sciences humaines

Le cas des sciences humaines et sociales dans notre pays illustre on ne peut mieux la faillite du système éducatif dans sa plus large signification (scolaire et universitaire). Le rabaissement dont elles ont fait l’objet dans tous les paliers de l’enseignement les confine presque dans un charlatanisme qui ne dit pas son nom. Les aléas inhérents à la politisation hypertrophiée de ces disciplines d’enseignement se trouvent aggravés par la situation du champ économique du pays qui ne leur réservent que de rares débouchés dans la vie pratique. Le désarroi de ceux qui se sont retrouvés, malgré eux, dans ce genre de filière est d’autant plus préoccupant que les concernés disposent rarement d’un background qui leur permettrait de dépasser leur condition d’ ‘’infra-diplômés’’. Le support pédagogique, lui non plus, ne déroge pas à la règle d’une disette d’autant plus incompréhensible qu’elle a lieu en pleine libéralisation du commerce et de l’économie. Mais, en fait, de quoi s’agit-il ?

Étudiants et enseignants se plaignent de la pauvreté d’ouvrages didactiques ou de fond relatifs au domaine vaste et diversifié des sciences humaines et sociales. Le phénomène n’est pas nouveau ; il remonte à la période où les matières inhérentes à ces disciplines étaient empeignées en langue française, aussi bien pour la philosophie au lycée que pour la sociologie, le droit, l’histoire, l’anthropologie culturelle, l’ethnologie ou l’économie dans les universités. Le problème a pris une ampleur considérable depuis que la plupart de ces matières ont été ‘’officiellement’’ arabisées à partir du milieu des années 1980 ; officiellement, car, dans la réalité des choses, dans les amphithéâtres de nos universités, le français se trouve mêlé à l’arabe, une cohabitation qui n’est pas toujours issue d’une ambition d’élever le niveau, de donner des horizons nouveaux aux étudiants et d’embrasser les différente facettes d’un panel de disciplines qui n’ont pas toujours l’avantage de la ‘’lisibilité’’ immédiate. Le ‘’sabir’’ en vigueur dans nos salles de classe pour expliquer la phénoménologie de Husserl, les concepts d’inconscient collectif, de classe sociale ou de sublimation, est plutôt dicté par la nécessité impérieuse de faire passer le message aux étudiants, par quelque moyen que ce soit, vu l’état de faux bilinguisme dans lequel ils se trouvent, situation s’apparentant souvent à une nullité avérée dans les deux langues.

Ayant fait leurs études primaires et secondaires en arabe, les étudiants se trouvent confrontés à un problème de taille : les références bibliographiques, soit à caractère didactique soit des ouvrages de fond, sont dans la majorité des cas écrites dans les langues occidentales et, pour le cas qui nous concerne, en langue française. Les quelques cas d’ouvrages traduits, non seulement ils représentent une infime partie de la production mondiale en la matière, mais aussi présentent fréquemment l’inconvénient d’une traduction approximative, parfois littérale, qui laisse de côté les idées essentielles véhiculées par les ouvrages-sources.

Car, en matière de traduction, il ne suffit pas de verser dans des néologismes qui n’aient de rapport avec l’objet traduit que sur le plan morphologique. Ainsi, ‘’Erriwaqiyyun’’ (Stoïciens) n’a aucune profondeur historique dans l’enseignement de la philosophie, comme il ne rend pas compte non plus des thèses philosophiques développées par ces penseurs, car le substantif singulier ‘’Riwaq’’ n’a de signification en arabe que celle de ‘’Portique’’, tandis que, en langue française, il a acquis un sens venant du principe même de cette philosophie.

D’autres problèmes, liés à la conception très restrictive que se font les étudiants de la matière en question, finissent par constituer un handicap sérieux pour la suite du cursus. Nous avons vu des étudiants en démographie désemparés devant des modules de statistiques auxquels ils n’étaient pas préparés ; et pourtant, le moins branché des hommes ayant reçu le minimum d’instruction pourra se rendre compte que sans les statistiques, la science démographique n’aurait jamais vu le jour.

Les étudiants en sciences humaines et sociales font face à plusieurs problèmes à la fois. En tant qu’ensemble de disciplines participant à la préparation des cadres de la nation pour prendre en charge, demain, les questions économiques et sociales du pays, et en tant que domaine faisant partie de la culture de la citoyenneté et de la formation des élites, ces matières sont, à dessein, dévalorisées par les décideurs des pays arabes. C’est, en quelque sorte une conséquence logique- voire même un axe fondamental- du travail de soumission des peuples à la volonté des princes, travail qui exige l’anéantissement de toute pensée critique et de réflexion citoyenne.

L’on raconte que les cours de philosophie ont été arabisés en Tunisie à la suite d’une année de protestations sociales organisées par les étudiants et les ouvriers. Haro sur le baudet !, telle semble être la devise par laquelle on s’attaqua à ‘’l’axe du mal’’ incarné par la philosophie.

N’est-ce pas que c’est fort significatif cette façon d’inhiber la fonction critique et d’éveil d’une discipline importante des sciences humaines ? L’arabisation est, ici, prise comme une mesure de répression.

De même, les autres matières enseignées au collège et au lycée n’ont jamais permis l’accumulation d’un background culturel qui aurait permis à l’étudiant à l’université d’aborder avec assurance les modules plus élaborés qu’on lui présente. Sur ce plan, le seul regard jeté sur l’enseignement de l’histoire et de la géographie nous renseigne amplement sur le désastre pédagogique provoqué dans les sciences humaines. En effet, comment pourra-t-on aborder les thèmes de la division internationale du travail, la genèse et l’évolution des conflits sociaux, les rapports entre la croissance et le développement, la mobilité sociale, le chômage, le produit intérieur brut,…lorsque, pendant toute sa scolarité, l’élève n’a eu droit qu’à la mythique nation arabe ou à la chimérique Oumma islamia ? Dans le contexte même de cette aire civilisationnelle, on ne lui a jamais parlé du mode de vie des populations sahariennes, du génie des peuples qui ont construit les foggaras et les canalisations du Nil. Les flux commerciaux entre l’ancienne Syrie (Chem) et le Yémen, qui peuvent largement nous éclairer sur les systèmes de production et le degré de maîtrise et de domestication de la nature, ne sont donnés à nos potaches que dans une sourate (Rihlet Chitta ou Ssayf) qu’on leur demande d’apprendre par cœur.

Comment alors comprendre les thèses de Jacques Berque et de Mohamed Boukhobza sur le mode de vie pastoral et la sociologie des zones de steppe ? Comment aborder les écrits anthropologiques de Mouloud Mammeri et Mohamed Souheil Dib et les ouvrages d’ethnologie coloniale lorsque la formation linguistique et les acquisitions en culture générale sont réduites à la portion congrue ? Lorsque ces deux derniers éléments viennent à manquer, et c’est malheureusement le cas dans notre école sinistrée, les dégâts entraînés chez les futurs étudiants en matière de culture et de communication sont tout simplement désastreux. L’indigence qui en résulte est aujourd’hui visible dans la rédaction des journaux, les cellules de communication installées dans les wilayas et au niveau de certaines directions (administrations et entreprises).

La documentation (livres, revues, journaux, multimédias) relative aux sciences sociales et humaines est des plus fournies à travers le monde ; les méthodes d’analyse et la didactique qui les accompagnent ne cessent d’évoluer et de se renouveler. Dans certains examens, les épreuves ont été extraites de périodiques parus pendant les toutes dernières semaines précédant l’examen. Prenons le cas d’un baccalauréat français, option Sciences Économiques et Sociales, où le texte d’analyse proposé à l’oral est extrait du Monde diplomatique de mai1992. « La ville mélange et redistribue les cartes du jeu social. Le citadin, qu’il débarque de sa campagne natale ou qu’il provienne d’un quartier de la ville, sera tiraillé entre deux forces contradictoires et complémentaires qui donnent à la ville tout son poids civilisationnel : la tradition d’une histoire, même récente, et la nouveauté d’un présent, même à l’avenir limité…Traditions et nouveautés se conjuguent en secrétant la modernité de la ville. La civilisation urbaine ne peut se déployer que si les structures des sociétés traditionnelles, rurales, villageoises, patriarcales, se brisent ou s’articulent aux nouvelles structures marchandes mondiales. L’homo economicus, ce personnage récent de l’histoire occidentale, cet agent calculateur, est l’ancêtre de l’homo urbanus. Certaines société passent très vite de l’un à l’autre, parfois au cours de la même génération : c’est dire l’ampleur des traumatismes ».

La problématique de l’enseignement des sciences humaines et sociales conditionne la formation de l’esprit critique, la naissance de la citoyenneté assumée et la formation de l’élite culturelle et intellectuelle du pays qui est le complément indissociable de l’élite technologique et scientifique. Autrement dit, elle revêt un caractère éminemment politique qui explique l’ampleur des enjeux qui l’entourent et la kyrielle de jeux auxquels se livrent les décideurs pour juguler ou déjouer ses impacts.

Dans ce domaine, comme dans celui de la littérature de fiction, la presse est appelée à jouer un rôle éminemment important en matière d’accompagnement médiatique, d’exploitation du contenu et même, par un effet d’ascenseur, lorsqu’il s’agit de la fourniture d’une partie de la matière première, entendu que la presse elle-même, de par une relation dialectique établie depuis au moins le milieu du 20e siècle, est un objet soumis aux analyses des sciences humaines (communication, sociologie, sémiologie, politique,…).

Amar Naït Messaoud

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