Combien de chansons Matoub Lounès aurait-il pu produire depuis 1998 s’il était encore là ? Au moins quatre-vingts, oui quatre-vingts ! Peut- être un peu plus, car il en composait en moyenne dix chaque année. Des thèmes à explorer, il n’aurait jamais manqué, il aurait encore pleuré ou vilipendé, selon Djamila, mais il aurait continué à écrire l’histoire de l’Algérie avec son verbe acerbe et sans pitié. Il aurait dit ce qu’il pensait de la réconciliation nationale et de l’étouffement qui continue encore à ceindre la langue kabyle, mais au-delà de l’aspect anecdotique de ses chansons politiques, c’est plutôt à la qualité artistique extrêmement élevée de ses œuvres que l’on se serait attendu le plus.
La voix discordante et Rebelle de Matoub Lounès manque tant à l’Algérie et à la Kabylie. Cet homme, qui n’applaudissait jamais, n’a malheureusement pas fait d’émules tant sur le plan du combat identitaire que sur le terrain de la création artistique. Son départ en 1998, au summum de la gloire, a laissé un vide criard en Kabylie. Le Printemps berbère : le 20 Avril, dont jadis Matoub fût la locomotive et la perle a perdu sa saveur. Les Berbères n’ont plus de fête annuelle.
Slimane Azem dont il était l’idole était censuré. Seul Matoub avait dénoncé l’ostracisme dont fut victime Slimane Azem. Déjà, dans sa deuxième cassette, il chantait A âami Slimane, puis à sa mort, il compose une longue chanson où il s’en prend aux chanteurs de service et dénonce avec la vigueur qui était la sienne le sort triste imposé à cet autre pilier de la chanson kabyle. Puis vint le Printemps berbère et au moment où les jeunes de son âge passe le clair de leur temps devant le miroir, lui se pare d’une tenue de para pour dénoncer la dictature militaire du FLN.
L’audace du verbe, les musiques inédites dans le répertoire kabyle, ajoutés à la voix extraterrestre de ce prophète, ne pouvait pas passer inaperçu malgré la censure qui le frappait. Jusqu’à 1989, Matoub Lounès était le seul chanteur algérien à n’être jamais passé ni à la télé, ni à la radio, ni dans les journaux. Même ses chansons d’amour et sur la vie étaient indésirables car Matoub faisait peur. Il fait toujours peur d’ailleurs. Il ne fait pas peur au peuple mais à ceux qui veulent domestiquer le peuple et faire de lui un esclave. En 1983, Lounès signe l’un des premiers beaux albums, symboliquement intitulé : Tamsalt Nslimane. Des compositions musicales des plus suaves, à l’image de celle de la chanson Afalku Bezru Laghriv ou la chanson d’amour : Tedjid uliw yeselqaf (Tu as laissé mon cœur à l’agonie). Ou encore Allah Akbar, où il dénonce la fatalité devant la religion qui pousse les gens à la paresse arguant que tout étant écrit, il ne sert à rien d’entreprendre. Dans le même album Matoub dénonce les assassinats politiques dont furent victimes Abane, Krim ainsi que l’exil de Hocine Ait Ahmed.
Cet album ne fut qu’un prélude de la tempête que sera plus tard cet enfant turbulent du village Taourirt Moussa. Cet homme s’érigera seul contre tous, contre lhoukouma, contre itchumar et contre leqbayel n’service. Mais il a eu à ses côtés le petit peuple avec lequel il chantait en chœur l’espoir de vaincre l’injustice. Et l’amour, tayri n’a plus de porte-parole. De Sehsev à Ayen Ayen, en passant par Tameddit Bwass, Ahlil Ahlil, El Mehna, Izriw, Tatut, Tanumi et tant d’autres hymnes à l’amour, Matoub a tout emporté car dans le cas de Lounès l’homme est aussi important que l’œuvre. Si l’on peut écouter autant que l’on voudra ses chansons, il n’en demeure pas moins que la frustration de son départ prématuré nous poursuivra éternellement. Ne pas savoir, à ce jour, qui a décidé que Matoub Lounès devait mourir ce maudit 25 juin 1998, ne pas connaître encore le nom de ses lâches assassins et des commanditaires, ne plus attendre chaque mois d’avril les nouvelles œuvres de Lounès Matoub, ne plus le croiser à hauteur du «Bâtiment bleu», ne plus l’écouter parler, ne plus être au fait de ses anecdotes, ne plus l’entendre rire et raconter des blagues, ne plus l’écouter expliquer ses chansons ou encore pleurer Djamila, mais aussi et surtout entendre parler de sa dernière bagarre, tout ça est cauchemar que toutes les personnes qui ont côtoyé Matoub poursuivra comme une ombre. On aura beau être accompagné de ses chansons mais est-ce suffisant ? Peut-on vraiment connaître la grandeur de Lounès si on ne l’a pas au moins croisé une seule fois ? Avoir rencontré Matoub et discuté avec lui est certes une chance inouïe mais c’est une chance qui a son revers. Ceux qui ne l’ont pas connu ne ressentiront jamais avec la même atrocité cette affliction d’être privé de cet homme. Matoub était quelqu’un qui s’imposait avec sa présence. C’était comme s’il était fait d’un malaxage de 10 000 hommes.
Le plus étonnant chez lui était son naturel, cette manière involontaire d’être modeste et d’oublier qu’il est un homme connu de tous. Ce naturel qui faisait qu’il ne pouvait, par exemple, pas s’empêcher à serrer la main à des centaines de personnes qu’il croisait tout au long de n’importe quelle rue de la ville de Tizi Ouzou ou de n’importe quel village de Kabylie. Ou encore ce pouvoir de devenir l’ami de n’importe qui en trois secondes ! Cette simplicité de s’attabler dans les cafés populaires en plein milieu de la foule composée de gens humbles. Ce génie, qui fait qu’il avait une réplique à tout. Une répartie où se mêle la poésie à l’humour.
C’est à se demander si Matoub n’aurait pas pu réussir une grande carrière de comédien à la Mohamed Fellag ! Mais, il avait la chanson dans les veines. Il aimait s’inspirer des anciens. Une fois, un professeur de français a confié à Lounès, en notre présence, être en possession d’une cassette de Cheikh Arab Bouyezgaren, Matoub fût enchanté et a longuement évoqué ce grand artiste ignoré par la Kabylie d’aujourd’hui. Matoub Lounès c’était le courage.Il était aussi l’incarnation de l’innocence. Il avait un côté enfant inénarrable, plutôt angélique. Plus cette modestie de reconnaître s’être trompé sans aucun complexe. Mais Matoub était trop bon pour vivre dans un monde aussi pourri, où l’hypocrisie et les calculs ne laissent aucune place à la générosité et à la spontanéité, Matoub devait partir car il n’en pouvait plus, il était au bord de l’explosion, lui, le volcan, qui avait déjà éclaté maintes fois. Matoub ne pouvait pas changer le monde, sauf dans ses chansons peut-être.
Mais ceux qui l’ont connu savent qu’il ne prenait jamais la vie au sérieux. Il prenait tout avec dérision. Il savait que la vie ne mérite pas d’être vécue. C’est pour ça qu’il l’a vécue comme il le voulait, en homme libre et propre. Quant à la mort, qui ne mourra pas ? Lui au moins il n’est pas mort. Y a-t-il un jour où des centaines de personnes ne parlent pas de lui et ne l’écoutent pas ?
Aomar Mohellebi