En quittant son bureau, Anis a une seule direction en tête : le bateau flottant sur les eaux calmes du Nil où se réunit une bande d’amis autour d’une narguilé pleine d’oubli et d’allégresse… Après quelques bouffées, ces gens-là sont assez éloquents ! Entre blasphèmes et vues aériennes de l’univers, l’humour est toujours de la partie ! La bêtise humaine devient une vérité irréfutable. Personne ne sait rien. Personne ne peut rien. Esclaves que nous sommes d’un dogme inconnu dont on pratique les rituels sans trop savoir ni pourquoi ni dans quel but le faire. L’ignorance absolue fait naître une indifférence teintée de dérision qui rend burlesques la douleur et l’étrangeté d’un esprit illuminé dans ce bas monde…
Hommes et femmes remplissent leur part du contrat social pendant la journée. Chacun son métier, sa vie privée, ses aspirations mondaines et ses rêves… Mais au coucher du soleil, en rejoignant le bateau, ils entament une vie parallèle : leur vraie vie ! Redevenus eux-mêmes, délivrés de leurs obligations, débarrassés de leurs masques, ils étendent le monde sous un microscope méticuleux pour décortiquer cet étrange microbe qui les englobe et les fait vivre!
Dans ce livre, tous les chemins mènent vers les mêmes abîmes. Les paradoxes se confondent, les vérités ne servent à rien, le sens n’existe pas… La quête d’un symbole ou l’attachement à une croyance deviennent aussi risibles que la vie…
L’opium est le centre du monde… En dehors de ce petit bateau, rien ne semble avoir aucune valeur ; ni l’Egypte, leur propre pays, ni le monde extérieur… « Le monde se débrouille très bien sans nous, pourquoi nous en mêler ? » disait l’un des protagonistes…Cette logique parait salutaire…
Jusqu’au jour où une journaliste sérieuse fait irruption dans leur monde parallèle, poussée par une curiosité et un désir malsain de commencer sa vocation d’écrivain de théâtre en utilisant ces échantillons de la déchéance humaine…
Ainsi, commence une polémique fort intéressante entre un groupe d’absurdistes et une progressiste croyante… Samara, la journaliste, croit que l’essentiel est de croire à la vie et non à son sens… Les camés, quant à eux, trouvent indécents que cette vie qu’ils sont amenés à assumer n’ait pas de sens… Un cercle vicieux en quelque sorte mais qui provoque une étonnante lucidité chez ces héros méconnus :
– Rien n’est lié à rien ! dit l’un d’eux.
– Rien ne lie une balle dans la tête à la mort ?
– Non. Car la balle est une invention rationnelle mais la mort… !
La mort revient donc à la charge comme dans moult écrits philosophiques mais, dans ce bateau, elle semble, elle aussi, empreinte de ce brin d’humour qui fait d’elle une blague comme les autres…
Les camés croient que l’absence du sens ou, du moins, leur impuissance à le découvrir, suffit à lui seul pour justifier leur ligne de conduite… La sérieuse, quant à elle, écrit dans sa première ébauche de la pièce théâtrale que chacun d’eux fuit, dans l’opium, une faiblesse, une honte, une responsabilité…
Le débat continue avec, toujours à sa compagnie, cette resplendissante lueur d’humour, sans pour cela défigurer l’aspect tragique de l’ensemble… Mais vient le moment où la réalité se manifeste pour anéantir leur belle vapeur, le soir où, tous embarqués dans une voiture, roulant à une fulgurante vitesse, ils heurtent un vieil homme dans une route désertique et le tuent… Les meurtriers fuient leur crime, la léthargie les fuit à son tour. Tout le monde a bien les pieds sur terre, désormais ! Fini les vapeurs et l’heureuse absence de l’opium ! Bonjour tristesse ! Bonsoir remords !
Le roman ne chemine pas vers une fin ni vers une morale… L’absurdisme est toujours roi… Anis, le seul d’entre eux qui n’est jamais en parfaite possession de ses facultés, trouve que la mort du vieil homme a donné une nouvelle saveur à leur ivresse… Les autres sont anéantis par les remords mais ne cèdent pas pour autant aux suggestions rationnelles de la journaliste qui leur demande de se rendre à la police…
La fin du roman est fidèle au culte… Un petit dialogue entre Anis et la journaliste qui est le plus bel hommage au triomphe de l’absurde devant toutes les vicissitudes anodines de la vie:
– La journaliste : Tu n’es plus là…
– Anis : Les problèmes viennent de l’habilité d’un singe !
– Tu n’aurais pas dû te camer, ce soir !
– Comme il a appris à marcher sur deux pattes, il libéra ses mains !
– Ce qui signifie que je dois partir…
– Et donc, il descendit du paradis des singes, sur les arbres, vers la terre humide de la forêt !
– Une dernière question avant que je parte : comment penses-tu agir si la situation se compliquait ?
– Ils lui crièrent de revenir aux arbres avant que les ogres de la nuit ne le dévorent !
– As-tu un autre revenu si jamais tu serais viré ?
– Avec une main, il prit une branche d’arbre. Avec l’autre, un caillou… Il s’avança prudemment en étendant son regard sur un long chemin sans fin…
Sarah Haidar
