Un poète hors pair

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C’est l’un des plus grands poètes français. Ses écrits demeurent parmi les plus lus dans la langue de Molière. Stéphane Mallarmé est né à Paris, dans une maison de l’actuelle rue La Ferrière, le 18 mars 1812, il meurt à Valvins, commune de Vulaines sur Seine, le 9 septembre 1898. D’origines bourguignonne et lorraine, les ascendants du poète, du côté paternel comme du côté maternel, avaient toujours occupé des fonctions dans l’administration de l’Enregistrement. Mais la famille pouvait s’enorgueillir d’avoir compté plus d’un amateur lettré : un Mallarmé avait été syndic libraire sous Louis XVI et avait édité la première traduction du Vathek de Beckford, que Stéphane devait faire réimprimer en 1876 avec une préface; un autre avait collaboré à l’Almanach des Muses ; un troisième avait apporté sa contribution obscure à la littérature romantique. Le milieu où allait grandir le futur maître du symbolisme n’était donc pas tout à fait étranger à la littérature. Mais, sa mère étant morte accidentellement alors qu’il n’avait que cinq ans et son père s’étant remarié, Stéphane, lorsqu’il eut atteint sa dixième année, fut placé dans un établissement religieux du quartier De Lutcuil. La maison était fréquentée par des fils de la haute société, imbus déjà de tous les préjugés de l’aristocratie mondaine, et le nouveau pensionnaire, pour échapper aux sarcasmes et même aux brimades de ses condisciples dut, à l’insu de ses parents, s’affubler du titre imaginaire de comte de Boulain Nilliers. Cette première rencontre avec le monde lui laissa de vives blessures, mais tenues secrètes. L’enfant se replia sur lui-même, cherchant dans la religion qu’on lui enseignait un refuge mystique. Bientôt cependant la fièvre poétique le prit et atteignit son paroxysme pendant son séjour au collège de Sens, où il alla achever ses études à partir de 1857. Mallarmé a détruit par la suite tous ses vers d’adolescence, mais quelques poèmes et un cahier d’anthologie où le collégien recopiait des pièces de ses auteurs favoris, publiés récemment par M. Henri Mondor, permettent de découvrir quelles influences il a d’abord subies. Encore enfant, il ne rêvait de rien moins que de devenir un second Béranger, après avoir rencontré le chansonnier chez des amis de sa famille. Mais, vers ses seize ans, c’est Victor Hugo qui le hante. Il lit aussi les poèmes de Sainte-Beuve, et même Baudelaire, qui lui offrait l’exemple d’une poésie au service de l’Idéal et aussi cet érotisme morbide qui ne devait pas déplaire à ce garçon renfermé mais sensuel : Mallarmé devait un jour évoquer, en exagérant un peu sans doute, son « priapisme de jeunesse ». Plus importante encore allait être la découverte d’Edgar Poe et, par l’intermédiaire d’un jeune professeur, celle de la nouvelle école de poésie qui, à la suite de Gautier et autour de Lanville et de Lisle, commençait d’affirmer, en dégoût des vagues rêveries du romantisme français, la supériorité d’une poésie aux formes scrupuleuses, impersonnelles, impeccables. On peut dire que toute sa vie, par son besoin profond d’une oeuvre soustraite aux caprices individuels, Mallarmé restera un parnassien. Il s’apprêtait à entrer en art, comme on entre en religion. Mais les conditions de sa vie allaient se prêter fort mal à ce fier idéal. Ses parents n’envisageaient évidemment pas pour lui d’autre carrière que celle qu’avaient suivie tous les siens et, aussitôt son baccalauréat passé, Stéphane fut placé comme surnuméraire dans les bureaux de l’Enregistrement, à Sens. Pour égayer un peu ce commencement, de vie si prosaïque, il n’avait que quelques amitiés, des Essarts, Cazalis, Lefébure, la poétesse et musicienne Nina de Villard, et les rendez-vous qu’il obtenait d’une jeune gouvernante allemande, Marie Gerhard. Il fit sans tarder ses débuts littéraires, au début de 1862, mais dans des publications d’une obscurité désespérante, Le Papillon et le Journal des Baigneurs de Dieppe. En mars, cependant, deux de ses poèmes parurent dans une revue mieux cotée, L’Artiste, laquelle, au mois de septembre suivant, acceptait l’article intitulé Hérésie artistique: l’Art pour tous, véritable manifeste littéraire où Mallarmé, à peine âgé de vingt ans, proclamait la conception religieuse de l’Art qu’il devait garder toute sa vie et son goût d’une poésie d’accès difficile, qui ne puisse être lue sans préparation. La méditation d’Edgar Poe ne pourrait que le confirmer dans cette voie. Mallarmé songeait à traduire ses poèmes, il perfectionnait sa connaissance de l’anglais et peut-être espérait-il déjà trouver ainsi le moyen de se libérer de son fastidieux emploi de bureaucrate.

Fin novembre 1862, dans l’intention d’acquérir la pratique de la langue britannique, il s’embarque pour Londres, accompagné de Marie Gerhard, qui est devenue sa femme. Le séjour en Angleterre, marqué par la rédaction des Fenêtres (mai 1863). Sa poésie fut fort décevante mais non sans profit puisqu’à son retour Mallarmé put obtenir un « certificat d’aptitude » pour l’anglais.

Quête de l’Infini

A la rentrée scolaire de 1863, sa nomination de professeur suppléant au collège impérial de Tournon. Il ne lui fallut pas longtemps pour être dégoûté de son métier de professeur de collège. Les élèves étaient turbulents et la vie de la petite ville de province était stupide. Mallarmé a placé si haut son idéal littéraire qu’il en était écrasé. Un douloureux sentiment d’impuissance (forme dès lors la plus grande gêne pour écrire). Découragé, il ne tarde pas à abandonner sa tentative. Banville, avec lequel il est en relations, lui donne pourtant des assurances d’être joué au Théâtre-Français; aussi, au printemps de 1865, Mallarmé songe à un « intermède héroïque ». Cette fois, il parvient à écrire avec une relative rapidité et, en trois mois, achève son Monologue du faune, ébauche du célèbre chef-d’œuvre. Mais Banville et Coquelin, auxquels le manuscrit est aussitôt soumis, y cherchent en vain l’anecdote capable de piquer l’intérêt du public : l’oeuvre ne sera pas représentée. Mallarmé n’aura que la consolation, quelques mois plus tard, au cours d’un bref voyage dans la capitale, de se voir chaleureusement accueilli par quelques hommes de lettres parisiens amis, Banville, Cazalis, Coppée et Catulle Mendès, l’initiateur du Parnasse contemporain, dans lequel paraîtront en mai 1866 plusieurs poèmes (le Mallarmé, dont Les Fenêtres, De l’amer repos), Brise marine, etc. Encouragé, Mallarmé reprend son Hérodiade, non plus tragédie. Il semble cependant, en cet automne 1865, que sa difficulté d’écrire soit encore augmentée; d’atroces névralgies tourmentent ses heures de travail. Désormais inséparable de son désir de perfection, pour venir à bout de son « insaisissable ouverture », il faut à Mallarmé plusieurs mois de travail nocturne quotidien acharné. Et quand le poème est enfin achevé, c’est au prix d’une véritable tragédie intérieure : au plus extrême de son effort esthétique, Mallarmé vient de reconnaître définitivement le mensonge foncier du monde objectif et la vanité de l’existence individuelle, masses irréductibles à la révélation de l’Idéal. Cela le conduit au Néant même vécu et senti. Il a perdu la foi, pour toujours. « Je chanterai en désespéré », écrit-il à son ami Cazalis au printemps de 1866. Mais, vers le même moment, par l’intermédiaire de Villiers et de son ami Eugène Lefébure, Mallarmé n’aurait-il pas reçu quelque révélation extérieure, celle de la pensée de Ilegel par exemple? Ici, toute certitude manque, quoique certaines expressions de la correspondance du poète rendent alors un son typiquement hégélien. En tout cas, le thème hégélien du néant aurait pu apporter une justification imprévue au sentiment particulier du mystère poétique qui, sans doute depuis sa première lecture de Baudelaire, avait toujours animé Mallarmé : l’univers habituel nous cache l’Absolu bien plus qu’il ne nous le révèle, le monde véritable est inaccessible au profane aveuglé par son individualité, la Réalité est au-delà (ou en deçà) de l’ordre objectif et ne peut être atteinte que par une sorte d’abolition intellectuelle de cet ordre. Qu’aucun objet ne puisse être compris sans être replacé, dans l’ensemble de ses relations avec le Tout, cet autre thème hégélien coïncidait encore avec une des intuitions premières de Mallarmé, dont la poésie procède toujours par une cristallisation d’images et de métaphores à partir de quelque objet familier. Le Tout seul existe, la particularité n’est qu’apparence, suggestion, mais liée cependant à l’ensemble par un réseau très logique, quoique mystérieux. « La poésie, dira Mallarmé, n’est pas à inventer, elle est seulement à découvrir ». La Synthèse totale est possible, et. En même temps que cette certitude, le mythe de l’œuvre, résumant toutes les autres et, littéralement, accomplissant le monde, commence à s’emparer des rêves du poète. Quel sera exactement le but à atteindre? Mallarmé ne le pressant encore que d’une façon très obscure, mais il a désormais le sentiment d’une vocation unique et, aussitôt, prend le parti d’un total renoncement, comme il en fait part dès juillet 1866 à son ami Aubanel. Il ne s’agit plus pour lui d’écrire des oeuvres, si parfaites soient-elles, mais il le dira plus tard expressément dans son autobiographie adressée à Verlaine, c’est bien dès ces années-ci que Mallarmé commença à concevoir le Livre, persuadé au fond qu’il n’y en a qu’un, tenté à son insu par quiconque a écrit, même les Génies. L’explication orphique de la Terre, qui est le seul devoir du poète et le jeu littéraire par excellence… Ce n’est pas une doctrine littéraire que Mallarmé vient de trouver, mais bien une véritable religion, essentiellement mystique, impliquant le passage de l’univers quotidien, limité et voilé, à la reconnaissance et à la jouissance d’un Cosmos organisé sous le signe de la Beauté. Par quel moyen se fera ce passage? Par une alchimie verbale, par un jeu continuel et de plus en plus raffiné, de plus en plus diaphane et dématérialisé de suggestions, dépassant le sens concret et vulgaire des choses, abolissant l’objet pour révéler l’Idée. La fonction du poète n’est rien d’autre que de recréer, de restaurer le monde véritable, mystérieusement masqué. La création poétique s’identifie ainsi à la création cosmique elle-même. La poésie, avec Mallarmé, cesse d’être une activité arbitraire livrée à l’imagination pour devenir un instrument suprême de découverte et le poète, dévoré par le « démon de l’analogie », en possession d’un verbe qui devient le seul vrai médiateur de l’Absolu, plus encore que le « voyant de Bimbaud “: un initié, un prêtre. Après cette assez soudaine révélation de sa vocation, Mallarmé semble abasourdi. Pendant près de deux ans, il cesse complètement d’écrire. Muté à Besançon en octobre 1866, il y passe “une année effrayante » et multiplie les démarches pour obtenir, en octobre 1867, son transfert à Iwignon, où il retrouve avec joie les félibres Mistral, Boumanille et surtout Aubanel, avec lesquels il avait déjà noué des liens lorsqu’il était à Tournon. Va-t-il vraiment renoncer à toute tentative poétique avant de se sentir en mesure d’entreprendre l’œuvre ? « Après tout, écrit-il à Lefébure, des poèmes, seulement teintés d’absolu, sont déjà beaux et il y en a peu. » Et, en juillet 1868, reprenant un ancien projet, il écrit son « sonnet » le Sonnet allégorique de lui-même, qui ne devait paraître, remanié, que dans l’édition de 1887. II ne peut plus échapper cependant à sa tragique lutte avec l’Ange. A ses efforts de désindividualisation correspond un sentiment croissant d’impuissance. Il en arrive au point de ne plus être capable de prendre une plume et doit dicter à sa femme les lettres qu’il envoie à ses amis. Il aspire de toutes ses forces, ébranlées par la maladie nerveuse, à une sorte de mort mystique qui lui permettrait -condition indispensable à la réalisation de l’œuvre- de n’être plus que le pur et anonyme reflet de l’art. Et, comme pour se libérer définitivement, il écrit enfin, pendant l’été 1869, ce texte si hermétique mais éclairée.

Retour parmi les parnassiens

En mai 1871, Mallarmé obtient enfin d’être nommé à Paris, au lycée Fontanes (aujourd’hui Condorcet). Tout à la joie de se trouver au centre de la vie littéraire. On commence à voir assez souvent son nom dans les revues de l’époque : dans le second Parnasse contemporain (1871) où paraît la scène d’Ilérodiade ; dans la revue beige L’Art libre, avec une série de poèmes en prose; dans La Renaissance artistique et littéraire, qui accueille sa traduction de Poe, en particulier Ie Corbeau, qui fait sensation et aura droit à un tirage à part en 1874. Puis, le poète s’abandonne un peu à la sollicitation de ses amis : il va chez Leconte de Lisle, chez Nina de Villard, il participe à des dîners en compagnie de Verlaine, de Rimbaud et de Charles Cros, il est même convié chez Victor Hugo, à des agapes que l’auteur de La Légende des siècles, qui l’appelait « son cher poète impressionniste », présidait sur un siège plus élevé que ceux de ses invités. Mallarmé surprend et certains, comme Coppée, ne tardent pas à le prendre pour un fou; mais il séduit plus encore par sa distinction innée, par la politesse de ses manières, assez peu communes dans le milieu de la jeune littérature son « inflexible douceur », dira Anatole France. Quelques-uns mêmes ont déjà deviné le révolutionnaire (lui se cache encore dans cet homme effacé, mais s’affirme dans Le Démon de l’analogie, que publie en 1874 la Revue du Monde nouveau. Installé en octobre 1871 dans un nouveau logement, rue de Rome, et locataire depuis la même année d’une petite maison de campagne, près de Fontainebleau, sur les bords de la Seine, Mallarmé semble alors résigné à jouer avec le plus d’élégante virtuosité possible les jeux de la littérature et de la société. Pendant quatre mois, de septembre 1874 à janvier 1875, il fait même paraître une revue bimensuelle, La Dernière Mode, gazette du monde dont il assume la rédaction à peu près intégrale, traitant aussi bien de mode et de théâtre que de gastronomie, sous des pseudonymes divers tels que Miss Satin, Marasquin, Marguerite de Ponty, le chef de bouche de chez Brébant, etc.

A-t-il donc abandonné l’immense projet qui le hantait pendant ses nuits de Tournon et d’Avignon ? Sans doute, après de nombreuses années de repli intérieur et de concentration spirituelle, éprouve-t-il le besoin d’une détente. Et, puisque tout a un sens caché, les frivolités elles-mêmes (qui conviennent d’ailleurs si bien à tout ce qu’il y avait de délicatesse féminine dans la nature de Mallarmé) ne peuvent-elles devenir des occasions d’exercices poétiques? Aussi bien, avec son Toast funèbre publié en octobre 1873 dans le Tombeau de Gautier, Mallarmé a-t-il déjà apporté un nouveau tribut à la grande poésie. Bientôt, reprenant et remaniant sa tentative de 1861, sans pourtant parvenir à la faire accepter dans le troisième parnasse contemporain, il publie à ses frais, dans une coûteuse plaquette de luxe, son Après-midi d’un faune (1876). Vers la même époque se situe la composition de trois chefs-d’œuvre : le Tombeau d’Edgar Poe, paru un an plus tard dans un recueil américain, Sur les bois oubliés (posthume) et Quand l’ombre menaça…, publié en 1883, mais écrit sans doute dès 1876. Il ne s’agit pourtant, aux yeux de Mallarmé, que d' »études en Nue de mieux ». Car c’est à l’oeuvre, au Livre, qu’il ne cesse de penser, préparant son entreprise toujours remise par les études de linguistique qu’il poursuit pendant toute cette période, ce qui nous vaudra Les Mots anglais, petite philologie à l’usage des classes et du monde (1878); de même est-ce aussi bien au désir d’accroître ses modestes ressources de professeur qu’à des recherches ésotériques liées à l’oeuvre qu’il faut rattacher la rédaction des Dieux antiques, nouvelle mythologie illustrée (1880).

Mallarmé était non pas quelque original fumeux, mais un artiste déjà exemplaire de tout un jeune mouvement littéraire en rupture avec les traditions académiques et romantiques. Le retentissement du livre de Huysuians allait être cependant incomparable, accru encore par la publication dans la Revue indépendante, en janvier 1885, de la Prose pour des Esseintes, un des poèmes les plus audacieusement hermétiques qu’ait écrit Mallarmé. La brusque célébrité de celui-ci coïncidait avec les premières campagnes symbolistes, tumultueusement menées par Jean Moréas. Toute la jeunesse littéraire d’alors allait apprendre par cœur le célèbre poème Le vierge, le vivace… ; accompagné d’une autre pièce d’accent plus intime, traversée d’érotisme, Quelle soie aux baumes…, qui nous livre un écho, d’ailleurs déjà perceptible dans la Prose pour des Esseintes, de la violente passion sensuelle, sans doute restée insatisfaite, que le poète nourrissait alors pour sa belle voisine de la rue de Rome, Méry Laurent, ancien modèle et maîtresse de Manet. Mais c’est un peu malgré lui, que Mallarmé passait ainsi au centre des agitations spirituelles et littéraires de l’époque. En tout cas, il ne cherchait nullement à se placer à l’avant-garde, dédaignant de publier un manuscrit (quoiqu’en 1886 il donne une préface au Traité du verbe de René Ghil), répugnant profondément au rôle de révolté tapageur qu’il laissait volontiers à Moréas. Mais, sans son exemple, qu’aurait été le symbolisme? Voici l’époque où, chaque mardi, un nombre toujours plus grand de jeunes écrivains se presse vers le petit logis de la rue de Rome. A maintes fois le poète décrit ces réunions d’après-dîner, dans la petite salle à manger, autour du pot à tabac posé sur la table avec le papier à cigarettes. Mallarmé lui-même allait ouvrir aux visiteurs. Puis, le maître restant debout à côté du poêle de faïence, commençait non pas une discussion, ni une conférence, mais un monologue à bâtons rompus, traitant aussi bien les derniers faits divers que d’art et la littérature. Mallarmé ne donnait pas des recettes, il n’imposait pas d’idées, mais un charme mystérieux agissait, et toute chose, à travers son dire, devenait occasion de têtes spirituelles. Les assistants, presque toujours silencieux, avaient le sentiment d’assister à quelque cérémonie religieuse; ils recueillaient avec vénération les décrets sibyllins d’un oracle; chacun, de ces soirées, remportait une exigence personnelle et, selon le mot de Mockcl, la conviction d’avoir contemplé « le Type absolu du Poète ». Vers 1890, Mallarmé a ainsi atteint la gloire; cédant aux instances de ses amis, il s’est décidé, trois ans plus tôt, à réunir sa production antérieure dans une édition de Poésies complètes. En apparence, ce n’est plus qu’un homme de lettres à la mode, fort affairé, dévoré par de multiples tâches souvent assez vaines (présidences de banquets, réponses à des enquêtes sur les sujets les plus saugrenus), dévoré aussi par ses amitiés qu’avec sa politesse toujours empressée il flatte de ces petits compliments et madrigaux de fêtes, d’anniversaires, qu’on a recueillis dans les Vers de circonstance (1920).

Mais, derrière ce personnage mondain, quelle angoisse on devine! La grande oeuvre, qu’en 1866 il se donnait vingt ans pour achever, l’a-t-il seulement commencé? Il est resté prisonnier de son monotone métier de professeur en octobre 1884. Depuis longtemps il a perdu complètement le sommeil. Il avait cinquante ans. Il sent qu’il est temps de se consacrer tout entier à l’immense « tâche » qu’il a rêvée. En octobre 1893, grâce à l’influence de Coppée, il obtient sa mise à la retraite anticipée. Mais, cette difficulté pratique résolue, le voilà aux prises avec le vrai problème, celui de la création : cet Infini qui le hante, comment l’inscrire dans une forme achevée et définitive? Et d’abord, sous quelle forme conçoit-il le Livre ? Longtemps il été attiré par le théâtre. Malheureusement, le Livre, qui devait être l’aboutissement de toute littérature et de toute réalité, n’a jamais été écrit.

Yasmine Chérifi

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