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La vertu dans le vice

“Sommes-nous les maîtres de nos goûts ? Ne devons-nous pas céder à l’empire de ceux que nous avons reçus de la nature, comme la tête orgueilleuse du chêne plie sous l’orage qui le ballotte ? Si la nature était offensée de ces goûts, elle ne nous les inspirerait pas.”

A première vue, cette phrase subversive de Justine ou les malheurs de la vertu paraîtrait immorale. On comprendrait que Sade ne fait que célébrer l’essence bestiale de l’Homme, le pousser à lui obéir, à devenir l’esclave de ses sens et de ses envies déchaînées…

C’était en effet la raison pour laquelle le Marquis de Sade (de son vrai nom : Donatien Alphonse François) fut persécuté par ses contemporains et passa près de la moitié de sa vie en prison…. Né en Provence le 2 juin 1740, aristocrate de grande noblesse, le Marquis débuta par une brillante carrière militaire. En 1763, il épousa Mlle. Cordier de Launay de Montreuil dont il eut deux fils et une fille et qui, dans l’adversité, se montra une épouse fidèle et dévouée. Peu de temps après son mariage, commença la longue série d’incarcérations dues principalement à des actes de débauche retentissants. Entre deux incarcérations, il vécut dans son château de La Coste en Provence et fit un grand voyage en Italie (1772). En 1789, il fut libéré de La Bastille où il était incarcéré et participa brièvement aux actions de la Révolution française (1790)… Considéré arbitrairement comme fou à partir de 1804, il finit ses jours dans l’asile de Charenton, le 2 décembre 1814… Condamné à un isolement prolongé, Sade composa un nombre impressionnant de romans, de contes, de pièces de théâtre et de traités philosophiques. Beaucoup de manuscrits (pièces de théâtre entre autres) furent détruits par la police et une grande partie de ce qui est resté ne fut publié que bien après sa mort.

L’œuvre du Marquis était longtemps considérée comme un « Evangile du mal » (d’après Jean Paulhan) en raison de ses éloges du vice et de la satisfaction non contrôlée de toutes les envies sexuelles allant souvent jusqu’au sadisme (terme tiré du nom de l’écrivain) le plus sanglant…

Comme tous les incompris du monde de l’art, Sade était et est toujours pour la plupart un écrivain pervers se servant de sa plume pour exorciser ses propres déviations sexuelles et en faire une religion où tout est permis et où le seul et unique péché serait la vertu ! Prenant l’œuvre de ce point de vue, on finirait bon gré, mal gré, par admettre ce jugement arbitraire… Mais si l’on se délivrait de notre héritage social qui se mêle de tout, même de nos lectures, si l’on voyait cet écrivain comme étant un simple être humain possédant un don et une conviction, si l’on oubliait tout du concept de la vertu et du vice défini préalablement des siècles avant notre existence, on arriverait aisément à relativiser notre approche de l’œuvre et à l’admettre telle qu’elle est ; peu importe notre acceptation ou notre rejet des idées qu’elle contient… Exemple : Il est certain que chaque écrivain possède deux catégories de lecteurs : les adeptes et les contestataires… Cette diversité est le but même de l’écriture… Ecrire, ce n’est rien d’autre que de susciter des questionnements, des indignations, des remords… ! Ecrire pour construire, c’est bien mais ce serait autant exercer un métier quelconque ; la maçonnerie par exemple !

Mais écrire pour changer, pour détruire un dogme, une règle, une prison, c’est là où se situe le vrai combat de l’art… Il est vrai que l’on vit dans une communauté et que, vulgairement parlant, la liberté de chacun s’arrête là où commence celle de l’autre ! Il est vrai qu’une œuvre célébrant la débauche poussée à ses limites les plus extrêmes ne saurait passer sans faire des dégâts au sein de ladite communauté… Il est vrai que… et que… et que…. Mais arrêtons-nous un moment, regardons le monde tel qu’il a été et tel qu’il sera pour toujours, observons un peu la supercherie gigantesque dans laquelle nous ne sommes que de simples guignols obéissant à un scénario ancestral, pensons un peu au concept de la liberté, relatif certes, mais dont le principe est clair…. Si l’on arrivait à se détacher entièrement de nos acquis, de nos idéals et de ces idées infectes qu’on nous avait inculquées, on lirait cette œuvre d’un œil neutre, objectif, libéré et, alors, le choix serait clair et surtout honnête : soit l’on accepte la doctrine sadienne et donc on trouve enfin une appartenance à nos goûts que l’on croyait longtemps pathologiques grâce à la sainte influence de la communauté ; soit on refuse cette œuvre parce que tout simplement ça ne sied pas à notre caractère, à nos tendances naturelles, et ce, sans proférer des insultes ou des jugements volcaniques à l’égard de l’auteur ! Sade ne voulait pas imposer ses croyances.

Convaincu qu’il était que la vertu n’était qu’une prison naturelle empêchant l’Homme de voir au-delà des idées reçues, il voulait simplement délivrer ces prisonniers volontaires et leur offrir l’ultime chance de bonheur, de satiété et de plaisir… Après toutes les fusillades dont le Marquis était victime, on trouve enfin une approche relative et juste du personnage : La Plume et le sang, un film qui a su donner à l’auteur son droit à la parole ! On verra, à l’écran, la vie que menait le Marquis dans l’asile de Charenton. Une vie de seigneur considéré comme fou. Un fou qui continue à écrire. Une histoire d’amour pittoresque entre un écrivain et sa plume.

Un combat éternel entre l’art et l’interdit, entre “la vérité” et “ce qui ne doit pas être dit !” Dans ce film, le Marquis publie ses écrits avec l’aide d’une blanchisseuse éprise de ses idées qui prend tous les risques pour parvenir à transmettre l’œuvre rayonnante d’un prisonnier vivant dans le noir… la blanchisseuse (incarnée admirablement par Kate Winslet) serait la personnification de ce lecteur imaginaire dévoué à sauver une œuvre (peu importe son arrogance ou son excentricité) du silence et de la mort…

Lorsqu’on se rend compte que le Marquis continuait de publier ses écrits malgré son incarcération, on le déposséda de son arsenal littéraire (plumes, feuilles et encriers). Mais comme seul un prophète convaincu de sa cause, il trouvait toujours le moyen d’écrire et publier.

D’abord, en utilisant le vin (en guise d’encre) et les draps (en guise de feuilles), ensuite, après que ces deux outils lui fussent enlevés, il utilisa son propre sang et ses vêtements. Et enfin, après une lourde tragédie à l’asile provoquée par ses écrits et suite à laquelle la blanchisseuse, Madeleine, fut tuée par un fou apparemment très inspiré par l’œuvre sadienne, le Marquis fut emprisonné dans une cave étroite sans lumière après qu’on lui eut coupé la langue.

Fidèle à lui-même, il trouva quand même le moyen d’écrire ses dernières pulsions sur les murs de la cellule avec… ses excréments ! Usé par l’ardeur de sa passion, basculant entre la vie et la mort, Sade s’apprête à rendre son âme torturée. Le prêtre de l’asile vient lui faire les derniers sacrements et lui demande enfin d’embrasser la Croix. C’est alors que le Marquis met fin à ses jours en avalant cette croix qu’il passa sa vie à combattre ! Bien évidemment, le Marquis n’était pas mort de cette manière dans la réalité. Mais le but de ce film était de nous laisser voir l’autre facette du personnage. La facette de l’homme et non de l’écrivain extrémiste et  » pervers « . Et l’on finit par découvrir que Sade n’était qu’un artiste  » différent « , banni dans un monde où toute différence serait forcément pathologie et décadence…

Malgré tout ce que l’on peut dire, Sade était un écrivain de grand talent et ses idées ne sont que des facettes de nous-mêmes que l’on veut voiler, que l’on veut violer !

Pour finir, on ne peut que nous remémorer la précieuse citation de Victor Hugo : « Dans la littérature, le plus sûr moyen d’avoir raison, c’est être mort ! »…. Et encore, dirait le Marquis !

Sarah Haidar

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