La Dépêche de Kabylie : Votre maison d’édition va signer une grande première, en co-éditant pour la première fois un ouvrage littéraire avec la maison d’édition Gallimard, soit le recueil de nouvelles du très talentueux Salim Bachi. Pouvez-vous nous dire comment se sont effectuées les démarches pour rendre cette entreprise possible ?
Selma Hellal : Les démarches durent depuis longtemps. En vérité, nous avions approché Gallimard à la sortie de Tuez-les tous. Le projet d’achat de droits n’a pu se concrétiser. Nous sommes «revenus à la charge» pour le recueil de nouvelles Les douze contes de minuit (l’auteur, désireux d’être lu en Algérie, avait fait parvenir à Sofiane Hadjadj le recueil il y a quelques mois) qui devrait sortir de manière quasi concomitante en France et en Algérie (à quelques semaines près. Février/Mars 2007). Notre pugnacité s’explique pour des raisons très simples : nous sommes convaincus que Salim Bachi est l’un des écrivains les plus brillants de sa génération (il est jeune ! il est né en 1971). Mais il n’est publié qu’en France. Notre pari est de le faire connaître et de rendre disponibles ses livres dans une édition algérienne de qualité. Certes, l’édition française de Tuez-les tous a circulé dans le marché algérien, à un prix d’ailleurs tout à fait raisonnable, mais il a eu très peu de visibilité, et l’auteur reste, de toute façon, trop peu connu ici. Les douze contes de minuit est une expérimentation virtuose : Salim Bachi crée des personnages complexes auxquels on s’attache, le décor semble celui d’un cauchemar, mais son talent consiste également à savoir désamorcer la trop pesante gravité. Aussi manie-t-il l’ironie et le grotesque avec une grande finesse. Enfin, nous tenions à publier ce recueil car il revient – de manière à notre avis inédite – sur la tourmente de ces dernières années, les déchirures de l’Algérie. Il n’y a aucun discours, seulement des situations, des personnages, des atmosphères : un univers, un véritable univers d’écrivain.
Barzakh a le mérite d’avoir révélé de jeunes auteurs en défiant le risque commercial, qui est certain, s’agissant de novices et de romans, un genre qui marche de moins en moins. Barzakh a ainsi publié pour la première fois les Youcef Zirem, Ali Malek, Sofiane Hadjadj, Mustapha Benfodil, Adlène Meddi et d’autres. Que tirez-vous de cette expérience et comment s’effectue le premier contact entre vous et ces jeunes auteurs ainsi que le choix des romans à publier ?
C’était l’ambition de départ. Donner la voix à de jeunes auteurs (jeunes, dans l’acception large de : entrant en littérature) qui écrivaient ici, d’ici, et qui voulaient éditer et être lus d’abord ici, en Algérie. Tout s’est révélé plus compliqué, bien sûr. A cause des difficultés commerciales, mais pas seulement. Nous avons, par exemple, un grave problème de lectorat. Comment voulez-vous «révéler» des auteurs quand le public n’est pas dans l’attente qu’on les lui révèle? La tranche d’âge de ceux qui lisent (du moins, qui achètent nos livres), de ceux qui ont un vrai rapport à la littérature, qui font de la fréquentation de la librairie un rituel, est celle, minoritaire, qui a plus de cinquante ans, et plutôt francophone. Question évidemment liée à l’éducation, à l’enseignement, qui n’a pas appris à nos jeunes à aimer la littérature. Autre remarque – parmi de nombreuses – qui concerne l’absence de champ littéraire structuré : en Algérie, il n’y a pas assez d’émissions de radio, de télévision, de revues, de pages culturelles destinées à la littérature (je m’arrête seulement sur les quelques pages littéraires de quotidiens qui restent… C’est pour nous une réelle angoisse : nous n’avons quasiment plus d’interlocuteurs dans les rédactions de journaux) ; il n’y pas assez de librairies, de bibliothèques, de critiques littéraires, de prix littéraires. Ce sont ces supports, ces lieux, ces individus qui scandent une actualité littéraire, fabriquent un lectorat et organisent un univers référencé. Dès lors, il est difficile de vendre au-delà de 500 exemplaires d’un roman. Pour notre part, en tout cas, à l’exception de certains auteurs, nous avons réduit notre tirage à 500 exemplaires. Dans ce contexte, on peut imaginer que nos auteurs soient frustrés, déboussolés : comment s’évaluer, comment progresser même quand il n’y a pas de balises, pas de jauge, pas d’échelle ? Il n’est pas étonnant, dès lors, qu’ils souhaitent parfois aller se confronter au monde de l’édition à l’étranger pour tenter, en somme, de «savoir ce qu’ils valent». C’est difficile à accepter, mais c’est en même temps tout à fait légitime. Je pourrais vous énumérer une liste de réflexions sur ce sujet. Pas seulement pessimistes, d’ailleurs, puisqu’un roman comme Les bavardages du seul de Mustapha Benfodil, hybride, total, insolent et insensé, a fini par gagner, même laborieusement, un public insoupçonnable.
Pouvez-vous nous parler de votre expérience avec les éditions de l’Aube ?
La relation avec les éditions de l’Aube est née d’abord d’une amitié avec son éditrice, Marion Hennebert, femme engagée, qui a mené son combat d’éditrice avec un rare courage. Il y avait des affinités personnelles mais aussi des points communs forts, liés à nos structures (toutes les deux petites), à nos choix éditoriaux (L’Aube a édité de nombreux auteurs algériens, parmi lesquels Abed Charef, Maïssa Bey). Il nous est apparu qu’une collaboration pouvait se construire, basée sur le partage. C’est ainsi que nous achetons désormais les droits de chaque roman de Maïssa Bey, nous avons acheté ceux du roman de Nourredine Saadi La nuit des origines. En retour, l’Aube nous a acheté les droits de Je fais comme fait la mer le nageur, ce très beau roman de Sadek Aïssat, de Cinq fragments du désert de Rachid Boudjedra. Nous avons également tenté une co-édition de la traduction en français du roman de Bachir Mefti L’archipel des mouches. Plus généralement, nous avons compris que le partenariat avec des maisons d’éditions étrangères pouvait nous renforce: diminuer les coûts de fabrication d’un livre faisant l’objet d’une co-édition par exemple, et «récupérer» des auteurs algériens publiant en France. D’autres liens se sont créés, notamment avec une maison d’édition comme Le Bec en l’air, dirigée par une jeune éditrice elle aussi extrêmement courageuse, militante du bel ouvrage, Fabienne Pavia. Nous avons édité deux très beaux livres qui comptent beaucoup à nos yeux : le beau livre sur Denis Martinez (entretiens avec Nourredine Saadi) et celui sur les photographies en noir et blanc d’Etienne Sved, qui a pris des instantanés de l’Algérie en 1951 («Alger, 1951»), accompagnés de textes de Malek Alloula, de Benjamin Stora et de Maïssa Bey. Ces projets ont fait l’objet d’une collaboration passionnée, dans laquelle les deux parties se sont investies corps et âme. D’ailleurs, un «Guide d’Alger» est en cours d’élaboration avec ce même éditeur. Enfin, nous essayons de démultiplier nos démarches auprès des éditeurs français qui proposent un panel d’œuvres littéraires ou d’essais sur l’Algérie d’une richesse incontestable (Actes Sud, La Découverte, etc.). Par ce biais-là, nous permettons à ces ouvrages d’être disponibles en Algérie, au lieu de circulent dans le reste du monde sauf chez nous – ou alors, quand ils sont importés, à des prix inabordables.
Nous avons constaté que la qualité technique de vos livres, notamment ces derniers temps, s’est beaucoup améliorée, mais ceci n’est pas sans se répercuter sur les prix de vos produits, jugés chers. Est-ce un choix bien réfléchi de tabler sur la qualité même s’il faut en payer les frais ?
Les prix que nous pratiquons sont raisonnables étant donné ce qu’ils nous coûtent en amont. Nous tentons de concilier l’exigence d’une esthétique et des prix accessibles. La Trilogie Algérie de Mohammed Dib, éditée en un seul volume, ne coûte que 600 DA, alors qu’il y a les trois romans, une préface, un texte inédit, des photos inédites, et une bio-bibliographie… Certes, il y a un problème de prix (souvent, d’ailleurs, du livre importé), mais elle est aussi ailleurs. Je crois surtout que les gens ne considèrent pas la littérature comme une priorité. Dans la hiérarchie des priorités que chacun se forge avec son histoire, son pouvoir d’achat, le livre est encore trop souvent considéré comme un objet accessoire, un luxe, contrairement à un paquet de cigarettes consommé au quotidien. Notre ambition est de défendre une culture du livre et de l’esthétique. Un livre est un objet précieux. Il faut un papier agréable à caresser, une couverture séduisante, une finition impeccable. Et cela a un coût. Nous sommes sortis de l’époque du livre subventionné, ne valant presque rien. Le livre est un objet qui ne doit en aucun cas être dévalorisé.
Contrairement aux autres maisons d’éditions, Barzakh a été lancée par deux jeunes dépourvus de moyens. Mais votre amour du livre et votre passion vous a permis de vous inscrire dans la durée et surtout, et c’est là le plus important, vous n’éditez que des ouvrages de qualité avec régularité. Quel est le secret de votre réussite sachant que l’édition de livres littéraires ne peut pas constituer une source d’enrichissement ?
Une précision : nous n’étions pas complètement dépourvus de moyens. Nous avions un petit pécule à nous deux. Il n’y a pas de «secret», et la réussite – si tant est que le mot soit le bon -, est par définition précaire, aléatoire. C’est une combinaison de plusieurs choses. Je vous en cite quelques-unes, certaines très concrètes, d’autres plus «irrationnelles». Il faut comme préalable à tout, la passion des livres ; mais bien sûr elle ne suffit pas … Interviennent alors une série d’autres caractéristiques, qui se superposent, s’additionnent : l’exigence – ne pas céder à la médiocrité, à la facilité, chercher sans relâche du papier de qualité, agréable au toucher, à la lecture, essayer de proposer un bel objet, avec de belles couvertures, une bonne finition -, l’endurance, une ténacité à toute épreuve, qui, d’ailleurs, dépendent beaucoup des partenaires. Par exemple, Chantal Lefèvre, à la tête de l’imprimerie Mauguin (Blida), est notre imprimeur attitré ; elle nous accompagne avec une fidélité et une patience salutaires (les «imprimeurs sont les banquiers», dit-on dans la profession, car ce sont eux qui aident les éditeurs à échelonner leurs paiements ; le «flair», non pas seulement pour découvrir des auteurs, mais aussi pour sentir à tel moment qu’il faut, par exemple, infléchir sa ligne éditoriale, éditer plutôt des essais historiques, susceptibles de «renflouer» les caisses (éditer des livres plus «commerciaux» qui permettent de rééquilibrer les trous causés par l’édition littéraire (système de vases communicants très classique au demeurant)) ; l’organisation, et la rigueur, choses que nous avons encore un peu de mal à mettre en pratique, en termes de gestion interne de notre entreprise ; enfin, il faut une énergie sans limite, tous azimuts, avec les partenaires dans la chaîne du livre (imprimeurs, flasheurs, distributeurs, libraires…), avec les auteurs, il faut pouvoir convaincre des sponsors, trouver de l’argent… En effet, l’argent reste le nerf de la guerre…
Vous venez d’éditer la trilogie de Mohammed Dib, qui sort ira pour la première fois en Algérie, ces livres ayant de tout temps été importés de France. Comment est née cette initiative, particulièrement l’achat des droits chez le Seuil ?
Les négociations ont été rudes. Il a fallu un an de «travail au corps». Sofiane Hadjadj, depuis quelques années, a réussi à nouer des contacts personnels avec un certain nombre d’éditeurs. Cela nous a progressivement donné crédibilité et capacité à convaincre. Il reste que “le Seuil” a accepté de nous céder les droits (démarche d’achat de droits soutenue par les services culturels de l’Ambassade de France) parce que notre projet ne risquait pas d’entrer en concurrence avec les trois romans de Dib (La grande maison, L’incendie, Le métier à tisser) que “Le Seuil” continue de tirer massivement en poche pour le marché maghrébin. L’édition que nous proposons réunit les trois romans en un seul volume, «l’objet» est très différent des traditionnels livres de poche, et ne «menace» pas leur hégémonie. En outre, le tirage que nous leur avons proposé était minuscule… A cet égard, nous le regrettons un peu, car le livre a suscité bien plus d’engouement que nous ne l’avions prédit. C’était un gros investissement, et nous avons mal parié, loin d’imaginer l’intérêt du public pour ces classiques.
Votre catalogue, pour 2007, annonce de riches nouveautés, pouvez-vous nous en parler ?
Difficile – et ce serait fastidieux pour le lecteur – d’énumérer le tout. Disons que les prochains titres résument assez bien l’équilibre que nous tentons de trouver entre : essai (nous essayons de publier Mohammed Arkoun, nous allons publier l’ouvrage, qui demande une somme monumentale, dirigé par René Galissot : Algérie : engagements et question nationale. Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier qui vient de sortir aux éditions de l’Atelier en France), beau livre ( les 5 fragments du désert, de Rachid Boudjedra, dans une version bilingue, avec des dessins inédits de Rachid Koraïchi)), et romans : qui se déclinent sous la forme du policier (Meddi et Balhi), ou des nouvelles (Bachi) ou du récit (Amari, Ayyoub, Hadjadj). Nous avons tardé à créer un site Internet, lequel est encore en chantier pour certaines rubriques, et donc renseigne encore de manière incomplète le lecteur éventuellement curieux d’en savoir plus.
En revanche, nous avons édité un catalogue suffisamment complet pour qu’il donne une idée des publications futures jusqu’à la fin de l’année 2007.
Concernant le roman, nous avons constaté l’absence de nouveaux auteurs dans votre catalogue. Ce sont pratiquement les anciens qui reviennent. Il n’ y a pas donc de relève ?
Vous allez un peu vite en besogne. Nous avons tout de même nos auteurs fidèles, qu’il faut se donner les moyens et le temps d’accompagner : H. Ayyoub, A. Malek, M. Benfodil, A. Meddi… C’est plus compliqué que vous ne le dites. Il est vrai que les nouvelles plumes de talent sont rares, bien que certains auteurs révèlent des univers très forts (comme, en langue arabe, Hakim Miloud, Abdelwahab Benmansour avec son roman Foussous ettih). Mais peut-être cela correspond-il seulement à une période… Nous avons débuté alors qu’il y avait très peu d’éditeurs littéraires. Le paysage s’est modifié depuis 2000. Et tant mieux. Bien que je sois assez pessimiste pour le roman en langue française du moins. Il y a une déperdition flagrante, cette langue est de moins en moins maîtrisée. Conséquence logique des choix de la politique éducative du pays me direz-vous. Mais si les manuscrits que nous recevons ont parfois un intérêt dans le fond, la langue est si mal maîtrisée qu’il faudrait bien trop d’heures de réécriture pour «sauver» ces textes. La question des langues et de l’avenir de notre littérature est une chose à laquelle il faudrait réfléchir urgemment.
Une dernière chose : nous affirmons une ambition nouvelle, maintenant que nous avons de la crédibilité et une ligne éditoriale respectée : nous souhaitons nous réapproprier les textes de nos plus grands auteurs.
Si vous y réfléchissez bien, les droits des textes de Dib, Feraoun, Kateb, Djebar, pour ne citer qu’eux, sont tous possédés par des éditions françaises. Il est peut-être temps que ces auteurs immenses soient édités en Algérie, dans une édition algérienne.
Entretien réalisé par Aomar Mohellebi