Vingt ans de gloire

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Né à Newark en 1947 (New Jersey) aux Etats-Unis, Paul Auster est un immense écrivain américain. Il fait ses études à l’université Columbia, travaille ensuite une année durant sur un pétrolier avant de séjourner quatre ans en France. C’est en 1974 qu’il s’installe à New York et commence sa carrière littéraire en écrivant poèmes et essais pour la New York Review of Books et la Harper’s Saturday Review. Il traduit Sartre, Mallarmé et Blanchot. De son père, décédé en 1979, il hérite d’une fortune suffisante pour lui permettre de se consacrer entièrement à la littérature. En 1982, sous le pseudonyme de Paul Benjamin, il fait paraître un roman policier, Fausse Balle (Squeeze Play), que Patrick Raynal, directeur de “Série noire”, publiera en France dix ans plus tard, après qu’Auster en eut reconnu la paternité. Il rédige la même année une anthologie de la poésie française moderne, un recueil d’essais, l’Art de la faim (The Art of Hunger), et un ouvrage autobiographique, l’Invention de la solitude (The Invention of Solitude). En 1985 et 1986, il fait paraître un ensemble romanesque intitulé Trilogie new-yorkaise (The New York Trilogy), composé de Cité de verre, Revenants et la Chambre dérobée. Ces trois ouvrages sont salués par la critique, qui y décèle les influences diverses de Kafka, de Beckett ou de Cervantès. Après ce succès considérable, public autant que critique, Paul Auster donne deux autres romans, le Voyage d’Anna Blume (In the Country of Last Things, 1987) et Moon Palace (1989), et un recueil de poèmes et d’essais, Groundwork (1990). La Musique du hasard (The Music of Chance), publié en 1990, est adapté au cinéma en 1993 par le réalisateur Philip Haas, dans un film où l’auteur lui-même tient un petit rôle. Viennent ensuite Léviathan (1992), Mr. Vertigo (1994) et Tombouctou (1999). Les œuvres de Paul Auster jouent un rôle important dans le renouveau de la littérature américaine. Puisant dans sa propre vie, ses romans se distinguent par un mélange parfois déconcertant, mais toujours surprenant pour le lecteur, d’éléments réalistes et fantastiques, ordinaires et invraisemblables. Depuis 1993, sans abandonner sa carrière littéraire, Paul Auster s’intéresse au cinéma ; il écrit ou coécrit des scénarios et participe à la mise en scène de films (Smoke et Brooklyn Boogie, 1995). En 1998, il dirige son premier long métrage, Lulu on the Bridge, présenté la même année au festival de Cannes. Le 3 février 2006, Paul Auster a fêté son soixantième anniversaire. Mais surtout ses vingt ans de succès mondial. Car depuis la publication en France de Cité de verre, en 1987, chacun de ses livres est un triomphe. Patiemment, Paul Auster a construit une oeuvre unique en son genre, subtil mélange de roman philosophique et de road moule, où des personnages fracassés par le destin entrent pourtant en lutte contre la résignation et le mouvement du monde. Son nouveau roman, Dans le Scriptorium, est un éblouissant tour de passe-passe littéraire. C’est aussi la clé de toute l’oeuvre énigmatique : l’histoire de ce vieillard incarcéré dans une chambre et tentant de reconstituer le puzzle d’un passé oublié n’est-elle pas la métaphore de l’artiste face à ses créatures? Comme toujours, Paul Auster mêle interrogations métaphysiques et récit d’histoires étranges. Mais dans ce livre les personnages sont bien connus des lecteurs de Paul Auster: ce sont ceux de ses précédents romans, Anna Blume, Quinn, Fanshawe, Benjamin Sachs et David en tête. Park Slope est un quartier élégant et mélancolique. C’est sur cette colline de Brooklyn que vit Paul Auster, à deux pas de la 7e Avenue immortalisée au cinéma dans Smoke et Brooklyn Boogie. Sans doute le seul quartier de New York qui n’ait pas changé depuis le 11 septembre 2001. En ce moment, il n’écrit pas. “Pas encore…” corrigerait-il. Auster, qui achève le montage de son prochain film, The Inner Life of Martin Frost, a refusé de faire la moindre promotion pour Dans le scriptorium. Il préfère les longues promenades dans Prospect Park, tout proche, ou sur les avenues bruyantes de la ville. Le solitaire de Brooklyn n’a pas pris une ride. Son style non plus. “J’essaie de me rentrer mon âge dans le crâne. Pas facile! Je ne me sens pas si vieux que ça. Mais, depuis quelque temps, peut-être pour me préparer à cette date symbolique, je repense à ma vie. Inévitablement, j’examine mon passé de façon différente, mais, surtout, j’envisage l’avenir de façon différente: le futur, en ce qui me concerne, est moins ouvert qu’avant et cela change ma vision du monde. Quand on est jeune, on n’imagine pas que l’on pourra un jour vieillir. Alors on gaspille le temps, on abîme le présent. L’âge vous apprend à ne plus perdre une seule de vos journées. De ce point de vue, c’est très intéressant”, se confesse l’écrivain au magazine Lire du mois de février ce cette année. Sur ces écrits il dit : “Ce ne fut pas une décision. Ce n’en est jamais une, d’ailleurs: les livres s’imposent à moi; ils s’écrivent tout seuls, comme s’ils jaillissaient de moi de façon naturelle. Mais cette fois, il s’est en effet produit quelque chose de totalement nouveau. C’était au printemps 2005. J’avais achevé Brooklyn Follies qui allait sortir en France à la fin de l’été et je commençais à travailler à mon nouveau film, The Inner Life of Martin Frost, qui est actuellement en cours de postproduction. J’étais donc très concentré sur la préparation et le montage de ce projet. Et là, tout à coup, une image s’est formée. Celle d’un vieil homme assis au bord de son lit, les mains à plat sur ses genoux, la tête basse, contemplant le plancher. Cette étrange image est revenue tous les jours. Cela a duré des semaines et des semaines. J’ai essayé de comprendre d’où elle venait, ce qu’elle signifiait. Alors je l’ai écrite, en une phrase. Et cette phrase est devenue la première phrase d’un roman. Je n’avais jamais débuté un livre de cette façon. Mais cela ne suffisait pas, ni pour constituer un roman ni pour que je comprenne pourquoi cette image m’obsédait. Jusqu’à ce que s’impose cette évidence: cet homme, c’était moi, dans une vingtaine d’années. Moi, en vieillard. Et c’est à ce moment-là que le livre a vraiment démarré et que je me suis mis à l’écrire. Très vite… Je suis incapable de dire d’où vient cette idée. Elle s’est imposée comme une évidence. Depuis que j’écris, j’ai créé tant de personnages qui n’existent pas (du moins, pas ailleurs que dans mes livres, dans mon imagination et celle de mes lecteurs) que la relation entre l’écrivain et ses créatures a commencé à me préoccuper de plus en plus. Sans doute un effet de l’âge… C’est un sujet fascinant. Dans ce livre, l’écrivain est le seul être véritablement vivant mais il peut mourir de la main des personnages qu’il a créés… Ce que j’ai voulu explore- lorsque cette image est apparue, c’est le pouvoir durable de la fiction dans le monde réel…Dans Le diable par la queue, il était surtout question des rapports entre l’écrivain et l’argent… Là encore, le genre s’est imposé: ce devait être un roman. Peu importe si le lecteur ne connaît pas tous mes personnages, s’il n’a pas lu tous mes précédents ouvrages, cela n’enlève rien à l’histoire.” Paul Auster ne peut pas rester indifférent face aux interminables guerres des Etats-Unis. C’est un humaniste qui a son mot à dire. Contrairement aux intellectuels qui se soumettent à l’ordre établit, l’auteur de La musique du hasard ne va pas par trente-six chemins pour dénoncer et fustiger l’administration américaine. Et surtout le grand tyran Gorge Bush. “En tant que citoyen, je peux vous dire que ma colère envers Bush et son administration n’a fait que grandir depuis le 11 septembre. Jamais nous n’avons été plus dupés. Toutes ses décisions, depuis cinq ans, sont mauvaises et particulièrement préjudiciables à l’image de l’Amérique – qui n’est pas ce qu’il représente. La situation en Irak prend des proportions terribles, à la fois pour la population locale et pour les troupes américaines. Si les choses continuent ainsi, je ne vois pas où nous allons – sinon dans l’ère de la peur. Que va-t-il se passer avec l’Iran si Bush reste au pouvoir? Le pire est envisageable. Même les diplomates américains sont effrayés par son incompétence. Bush nous a conduits au pied du précipice. Il a encore le temps de nous y jeter… Je suis américain, et tout particulièrement new-yorkais (ce qui n’est pas tout à fait l’Amérique), mais j’ai peur de ce qui peut arriver. Et cela influe sur mon travail d’écrivain. Comment en serait-il autrement? Je ressens de la colère et une profonde tristesse devant tout cela: je considère que l’Amérique se trahit en suivant la voie de George Bush. Bien sûr, les élections ont marqué un tournant. Les démocrates ont majoritairement voté la guerre en Irak : je ne crois pas qu’ils seront capables d’inverser le cours du conflit car le commandant en chef est Bush et il peut faire tout ce qu’il veut sans être contré ou inquiété. Nous ne vivons pas une époque heureuse, croyez-moi, et aucun romancier ne peut s’en désintéresser. Ce qui se passe aujourd’hui n’a aucun équivalent. Pas même la guerre du Vietnam où tant d’hommes furent tués, bien plus qu’aujourd’hui en Irak… Ce qui se passe actuellement est antidémocratique: si vous ne suivez pas Bush, si vous n’êtes pas d’accord avec lui et que vous l’exprimez publiquement, il vous accuse de trahison, d’antipatriotisme… Je crois que la responsabilité de l’écrivain est de faire face et d’intégrer cela, autant que faire se peut, à son travail.” Paul Auster se singularise toujours même s’il est au sommet de sa gloire. Ce n’est guère facile d’être aussi célèbre et de garder la tête sur les épaules. Même s’il arrive souvent que certaines personnes cèdent aux caprices de la célébrité. “Le succès est toujours un malentendu. On m’a proposé d’organiser une sortie mondiale de ce roman, Dans le Scriptorium, parce qu’il était terminé et que mon anniversaire arrivait: c’est une coïncidence, pas un jubilé. Je ne repense pas très souvent à ces années de galère et de succès : tout ce que je peux dire est que je ne me sens pas si vieux, je raisonne et écris toujours comme si j’étais, quelque part, un enfant. J’ai eu de la chance. Pendant longtemps, tout le monde a refusé ce que j’écrivais. Sans doute était-ce mauvais. Dix-sept éditeurs ont refusé Cité de verre! Mais aujourd’hui, je ne peux pas me plaindre de ce que fut ma vie. Je déteste les écrivains qui se plaignent.”

En tous cas, Paul Auster demeure l’un des meilleurs créateurs de littérature, peut-être qu’il a encore vingt ans de plus pour écrire et émerveiller les nouvelles générations.

Yasmine Chérifi

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