Une musique qui a mal

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Il serait absurde de vouloir décrire par les vocables le cheminement sonore d’un morceau de musique. Mais si c’était le seul moyen de faire découvrir une merveille telle Adagio aux autres, qu’à cela ne tienne : soyons absurdes !

La musique commence à immerger du silence lentement, avec une infinie douceur. Il y a là comme une plainte croissante à la manière de Ravel dans son Boléro.

Au début, en écoutant le soupçon de mélodie qui commence à prendre forme, on a l’impression que ce long soupir musical va aboutir à un petit concerto à la Chopin mais quand la partition essentielle jaillit, tel un orgasme douceâtre mais délirant, on se rend compte que l’on va assister à un majestueux tintamarre de la douleur. Contrairement à certaines compositions connues, Adagio est à écouter à tout moment, dans n’importe quel état d’âme. Que l’on soit triste ou joyeux, fatigué ou entrain, on finira toujours par tomber sous son charme.

La musique a toujours été une sorte de « maison de santé » dont les fous déguisés que nous sommes ont constamment besoin. Adagio est pour l’âme ce qu’est le baume pour la plaie. C’est dans ce flot musical berçant notre solitude cosmique que l’on arrive à voir clair en nous et à regarder d’un œil lucide ce que réellement nous sommes.

Et en fin de compte, qui sommes-nous ? On passe des journées entières à être des figurants dans la vie des autres. Et notre vie à nous s’en va sans que nous l’ayons vue passer. Cet état d’alarme permanent dans lequel nous sommes moulés, cet acharnement maladif et sans finalité à être utile, à plaire et à servir, engendrent fatalement une faillite spirituelle qui, bien qu’ayant plusieurs facettes, finit par nous englober et nous transformer en des caricatures insignifiantes traversant furtivement la mémoire du monde…

Quand on rentre le soir, fatigué et déçu, on éprouve souvent cette envie pressante de rester dans le noir en écoutant la musique. A ce moment-là, le rôle de Adagio ne consiste pas à adoucir cette âcre amertume ni à la faire disparaître mais seulement à l’embellir !

Lorsqu’on appuie sur la touche « on » du lecteur et que la première bouffée musicale en jaillit, c’est comme si on se remet à rattraper le temps, à nous rattraper auprès de la vie, à la récupérer ! Mais, lorsque Adagio coule, telle une longue larme, on découvre que l’on ne peut désormais rien, que le seul bonheur accessible c’est d’admirer la finesse et la légèreté des heures qui fuient, de la vie qui s’en va…

Ainsi, Tomaso Albinoni entreprend-il le langage le plus intemporel, celui des sons, pour nous faire écouter, comme dans la torture chinoise, le bruit monotone et interminable de ces petites gouttes d’eau qui, en se détachant du robinet et tombant dans une cuvette, comptabilisent nos moments perdus, nos espérances mort-nées et ces petites minutes qui nous restent et dont, tout compte fait, nous ne pouvons concevoir la valeur que trop tard !

Adagio n’est pas une histoire musicale comme Les Noces du Figaro de Mozart ou la Walkyrie de Wagner. C’est une lettre destinée à quelqu’un, emplie de signes dont la langue nous est inconnue, longue telle une agonie, douce et fiévreuse. Son message est adaptable à toutes nos émotions et à tous nos regrets.

Le mystère de la musique réside en son côté intemporel qui lui donne cet aspect irréel, onirique provocant le détachement et le sentiment de transe chez le mélomane.

Il convient de dire que, hormis cette part de magie, Adagio renferme une essence rare, tant recherchée par les esprits égarés ; une sorte d’ultime réponse qui ne mène nulle part sinon à ce Néant rédempteur où l’âme peut enfin se reposer.

Adagio est un Nectar de la douleur. Une douleur tiède, presque sans poids, celle de se sentir mourir dans la vie sans que cela ait une explication rationnelle. Il déterre cette étrange impression de lent écroulement du monde ; un monde dont la façade est toujours brillante mais dont le fond se ronge silencieusement jusqu’à arriver à la Fin. Adagio est un jeu de conscience où l’on est disputé entre l’idée de la fausseté ou du moins de l’absurdité du monde et cette maladie cyclique et incurable qu’est l’espoir.

Dans tout ça, la paix demeure inaccessible mais Adagio continue à la chercher en nous !

Sarah Haidar

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