La douloureuse conscience du monde

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En cela, il est quelque part, le précurseur d’Albert Camus dont la pièce «Caligula» nous plonge dans un monde aussi angoissant qu’angoissé, comme il annonce aussi l’ambiance étrange de «La Nausée de Sartre». »Je tente toujours de communiquer quelque chose qui n’est pas communicable et d’expliquer quelque chose qui n’est pas explicable », écrivait-il. A force de faire partie de notre univers, l’absurde finit par faire corps avec notre corps. Il est « reconnu, accepté, l’homme s’y résigne et, dès cet instant, nous savons qu’il n’est plus l’absurde », note Camus.Né en 1924 à Prague, Frantz Kafka est issu de la bourgeoisie commerçante juive germanisée, vivant au sein d’une population tchèque sous la domination de l’Empire austro-hongrois. Il fut marqué par ce triple héritage culturel. Bien qu’il s’élevât contre la rigidité de certaines traditions juives, il se délectera de la littérature yiddish (germano-hébraïque), de la Bible et des textes religieux hassidiques. Il se montrera aussi intéressé par le mouvement sioniste qui a commencé à prendre de l’ampleur à la fin du 19e siècle par l’installation des premières colonies juives en Palestine. De l’héritage de l’Europe moderne, il a apprécié les auteurs russes comme Dostoïevski et les mouvements socialistes et anarchistes et il a profondément plongé dans la culture et la littérature germaniques. »Enrichissante, cette situation fut aussi pour Kafka profondément troublante : elle rendit plus aigu le sentiment de sa différence et presque impossible une véritable intégration dans un des milieux pragois. Mais l’existence de Kafka était menacée par une insécurité plus originelle et plus profonde qui pesa sur lui depuis son enfance. Toute sa vie, en effet, fut dominée par le conflit qui l’opposa à son père, comme en témoigne «La Lettre au père» écrite en 1919 mais jamais envoyée. Réaliste, incarnant « la force, la santé, l’appétit, le contentement de soi, le sentiment d’être supérieur au monde, cet homme ne pouvait ni comprendre ni approuver le tempérament inquiet, vulnérable, épris de justice de son fils, moins encore son génie littéraire », écrit de lui Anne-Françoise Nessman.

L’énigmatique «Lettre au père» et les années de jeunesseVéritable document biographique et synthèse des réflexions de Kafka sur le sujet de l’éducation. «La lettre au père» nous en apprend sur le personnage autant, sinon mieux que les écrits de pure fiction de l’auteur lui-même. La lettre fut écrite en 1919, c’est-à-dire à l’âge de trente-six ans, ce qui montre l’importance du message qu’il a bien voulu faire passer et des répercussions de la relation problématique qu’il avait entretenue avec son père : « Tu as pris à mes yeux ce caractère énigmatique qu’ont les tyrans dont le droit ne se fonde pas sur la réflexion, mais sur leur propre personne (…) Tu ne peux traiter un enfant que selon ta nature, c’est-à-dire en recourant à la force, au bruit, à la colère (…) Par ta faute, j’ai perdu toute confiance en moi, j’avais gagné en échange un infini sentiment de culpabilité ».Privé de tout appui, de tout conseil réel, frustré de sa singularité, Kafka garda toujours le sentiment d’avoir été élevé dans la totale méfiance à l’égard de lui-même, dans une culpabilité permanente qui menaçait jusqu’à sa liberté intérieure. Cet être de faible constitution physique et psychique, sujet aux maux de tête et aux insomnies bien avant d’être atteint de tuberculose, cet être qui ne put s’affranchir totalement de la tutelle et de l’image paternelles tenta désespérément de lutter contre tout ce qui pouvait le dominer, l’asservir, mais ce fut au prix d’une solitude de plus en plus complète, d’une rupture toujours plus grande entre son moi intime, sa vie intérieure et le monde indéchiffrable, hostile, autres.Entré à six ans à l’école primaire allemande, Kafka en sort à six ans pour faire ses études classiques dans un lycée allemand. Dans cet univers studieux où sont enseignés le grec, le latin et la littérature allemande, le jeune Kafka se sent quelque part à l’étroit par rapport à son tempérament et à ses ambitions. La rencontre avec son camarade Oscar Pollak sera d’un grand intérêt pour lui puisqu’elle lui permettra de s’extérioriser quelque peu, lui, le garçon timide et effacé. C’est vers 1897/98 que Kafka commence à écrire. Ses premiers manuscrits furent détruits. Son “Journal” signale l’état d’esprit dans lequel il composait ses premiers essais.Au cours des dernières années du lycée, il a essayé de se débarrasser du mythe du judaïsme par lequel il fut élevé. Il se fait d’autres guides spirituels en lisant par exemple Darwin et en s’attachant à certains idéaux socialistes.Il s’inscrit pour… 15 jours en spécialité chimie pour se consacrer au droit. Au bout d’un semestre, il optera pour la littérature allemande dont le module était assuré par le professeur Auguste Sauer. Déçu par cette branche, il retournera, sans grand enthousiasme, au droit d’une façon définitive après s’être inscrit ensuite à l’université de Munich.A l’université de Prague, Kafka fréquente les théâtres, suit des conférences, participe aux activités de divers cercles, notamment au “Cercle du Louvre”. Là, il prend part aux discussions philosophiques avec les disciples de Brentano dont l’influence sur sa pensée est certaine. Il fréquentait assidûment le “cercle culturel des étudiants allemands” où il fera une connaissance dont la fidélité demeurera jusqu’à la mort et même au-delà, puisque Max-Brod après avoir encouragé son ami, chez qui il découvre génie et talent, à continuer d’écrire et à conserver ses écrits, publiera après la mort de Kafka les derniers romans de celui-ci à titre posthume : “L’Amérique”, “Le Procès” et “Le Château”, trois œuvres adaptées plus tard à la scène et au théâtre.Malheureusement, les écrits de jeunesse de Kafka – ceux qu’il réalisa pendant ses années de lycée – ne sont pas conservés. C’est lui-même qui les a détruits.En 1906, alors qu’il avait vingt-trois ans, il obtint son doctorat en droit.

Fonctionnaire malgré lui et écrivain angoisséAprès avoir travaillé comme rédacteur, pendant quelques mois, chez son oncle Richard Lowy, avocat, il accomplit un stage obligatoire pendant un an auprès des tribunaux civils et correctionnels. Les premiers écrits de Kafka qui ont pu être conservés seraient rédigés pendant cette période : “Description d’un combat” et “Préparatifs de noce à la campagne”. Il a formé le projet de voyager en Amérique pour trouver un métier qui lui convienne, c’est-à-dire qui lui laisse du temps pour l’écriture loin de Prague. Il se résout, pour vivre, à rejoindre les Assurances Générales à Prague. Son emploi du temps est trop chargé pour qu’il puisse s’adonner à sa passion, la littérature. Il changera de compagnie pour atterrir dans une boîte semi-publique, “Assurance ouvrière contre les accidents de travail”, où il travaillera de huit heures à quatorze heures, ce qui lui laisse quelque marge pour la rédaction de ses manuscrits.Ayant accédé à un poste de responsabilité dans cette compagnie, il se fera beaucoup de connaissances et il s’emploiera à étudier les cas des ouvriers accidentés pour les intégrer dans son univers romanesque à l’exemple de son «L’Amérique».L’organisation de l’administration et les réflexes bureaucratiques sous lesquels il a eu à souffrir trouveront leur place dans «Le Château». Surmené par le travail de bureau auquel il ajoute des nuits blanches consacrées à l’écriture, il se révolte contre ce rythme oppressant. Seules sa relation avec son directeur, Isak Lowy, la fréquentation des milieux littéraires pragois et la découverte de la littérature yiddish, qui le replonge dans ses premières racines, ont pu le soulager et lui faire supporter le poids d’un machinal et froid fonctionnariat.“Le temps du bureau ne se laisse pas partager ; le poids de ces huit heures, on le sent encore autant à la dernière demi-heure qu’à la première. Mon bonheur, mes capacités et toutes mes possibilités d’être utile à quelque chose résident depuis toujours dans la littérature (…). Je suis complètement surmené. Pas par le bureau, mais par mon travail d’un autre ordre. Le bureau a, envers mois, les exigences les plus claires et les plus fondées. Simplement, c’est là pour moi une existence double et terrible à laquelle il n’y a probablement pas d’autre issue que la folie” (in : Le journal).A partir de 1912, Kafka s’enferme dans un isolement qui le coupe du reste du monde, dans une “pétrification intérieure qui le conduira même imaginer des tentations suicidaires (comme dans : Le journal).En 1917, est diagnostiquée chez lui la maladie de la tuberculose. Il quitte alors la ville de Prague et abandonne son père, sa fiancée, son bureau et se réfugie chez sa sœur Ottla à Zürau, dans une ferme.Pendant les dernières années de sa vie, Kafka rencontre Miléna Jesenska Polak, une jeune femme tchèque qui lui a demandé de traduire certaines de ses œuvres. Lui, condamné par sa maladie qui a évolué en une laryngite tuberculeuse, elle, femme mariée, les blessures et la déception furent leur lot tous les deux. Il lui confie son «Journal» et écrit «Le Château», Un champion de jeûne» et entreprit des ébauches de nouvelles.Depuis le milieu du 20e siècle, l’œuvre de Frantz Kafka a fait l’objet d’une “redécouverte” par les grands philosophes et écrivains qui ont marqué leur époque par la philosophie de l’absurde (Camus, Sartre), comme elle a enregistré un engouement des plus puissants de la part de la génération de la jeunesse contestataire de mai 68 et des années 70. Anne-Françoise Nessman écrit à propos de l’œuvre de Kafka : “Dans une langue sobre, précise et minutieuse, Kafka a tenté d’éclairer la vie quotidienne, familière, faisant pénétrer le lecteur dans un univers irréel dont la cohérence absolue donne une angoissante impression de présence, de réalité. Froid, triste, écrasant, son “fantastique” absurde et cruel rend presque insupportable l’expérience de la dissociation entre l’homme et le monde de la conscience engluée dans un corps qu’elle ressent étranger (expérience qui alimente le thème de la “Métamorphose”), de la culpabilité d’autant plus étouffante qu’elle est sans motif objectif et le sentiment de la déréliction de l’homme emmuré dans sa solitude face au labyrinthe inexplicable d’un univers inachevé et à transcendance qui toujours se dérobe”.Littérature contestataire, engagée, non-conformiste, aucune qualification n’est assez ample pour cerner le monde irréel de l’œuvre de Kafka ; elle est tout simplement kafkaïenne !

Amar Naït Messaoud

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