Un voyage loin du temps et de l’espace

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La littérature turque représente l’ensemble des œuvres rédigées dans des langues de la famille turque, anciennement en Asie, ainsi que dans les régions turcophones de l’Empire ottoman, puis dans la république moderne de Turquie. Venues d’Asie centrale, les langues altaïques du groupe turc ont très tôt laissé des traces écrites, principalement des inscriptions royales et religieuses. Parmi les premières inscriptions figurent celles de l’Orkhon (732), épitaphes de nobles personnages et de princes en dialecte göktürc, et celles de Iénisseï, en langue ouïgour. L’inscription trilingue (le turc ouïgour, l’idiome persan appelé sogdien et le chinois) de Kara-Balgassun (810) retrace la conversion du chef des Ouïgours, Bügü Khagan, au manichéisme. Les premiers manuscrits, rédigés en ouïgour dans une écriture adaptée de l’alphabet iranien, datent du IXe siècle et sont pour l’essentiel des traductions de textes religieux manichéens ou bouddhiques. À partir du Xe siècle, les progrès de l’islam en Asie centrale provoquèrent, sous les dynasties turques successives, l’éclosion d’une littérature essentiellement poétique et fortement influencée par la culture arabo-persane et par le soufisme. La littérature dite karakhanide (Xe-XIIIe siècles) fut notamment marquée par le juriste et poète ouïgour Yusuf Has Hacib (1069-1070). Mahmud al-Kachgari rédigea en 1072-1074 le premier dictionnaire de la langue turque. La littérature dite kharezmchah se développa ensuite jusqu’au XIVe siècle. Dans le même temps, l’Asie Mineure, sous la férule de la dynastie turque des Seldjoukides, vit la naissance des littératures azérie et turque d’Anatolie ; citons à titre d’exemple le grand poète Yunus Emre, l’un des premiers écrivains d’expression turque, et le mystique Mevlevi (1207-1273), fondateur du très influent ordre soufi des derviches tourneurs, qui écrivait en persan. Pendant le règne de Tamerlan, la littérature en langue turque, dite djaghataï, s’imposa aux dépens du persan, anciennement langue des élites. Une tradition orale forte se développa, propagée par les derviches et les âshïk, sortes de troubadours improvisant sur des contes ou des légendes épiques (hikayé) en s’accompagnant d’un luth appelé saz. La littérature classique turque se développa sous l’Empire ottoman, à partir du XVe siècle. Le principal mouvement littéraire de cette période fut poétique : ce fut la littérature du Divan, apparue dès le XIe siècle, qui connut un premier âge d’or sous le règne du conquérant de Constantinople (1451), le sultan Mehmet II. Voir Poésie. Les plus grands poètes du Divan, fortement influencés par la culture arabo-persane, sont Ahmet Pacha (mort en 1497), Baki (1526-1600), Nev’i (1533-1559) et Fuzuli. C’est au XVIe siècle que la prose trouva sa place dans la tradition du Divan, dont le style précieux, lyrique et parfois hermétique en raison de ses liens avec le mysticisme soufi, connut son apogée au XVIIIe siècle avec l’Age des tulipes, représenté par des écrivains comme Nedim (1680-1730) ou Cheik Galip (1757-1799). L’inspiration populaire turque se distingua radicalement de la langue écrite de l’élite à partir du XVIIe siècle, et les deux courants perdurèrent dans leur autonomie jusqu’au XXe siècle. Le courant populaire demeura sous l’influence arabe (Veysi, 1561-1628), tandis que la littérature écrite s’inscrivait davantage dans la tradition turque (Evliya Celebi, 1611-1682). Le XVIIIe siècle vit l’apparition d’un courant moderniste influencé par la culture occidentale (Koca Razib Pacha, 1699-1763). Pendant l’ère de réformes du Tanzimat au XIXe siècle, la presse se développa sous l’impulsion de Chivassi (1826-1871) et de Namik Kemal (1840-1888), journaliste, historien et poète, considéré comme l’un des fondateurs de la littérature moderne turque. En 1891, Ahmed Ihsan Tokgöz (1868-1942) créa le mouvement Edebiyati Cedide ( » Nouvelle littérature « ) dont la revue, Servet-i Fünun ( » Trésor des sciences « ) accueillit de grands écrivains comme Cenab Sahabeddin (1866-1945) ou Süleyman Nazif (1869-1927). Après la chute de l’autoritaire sultan Abdülhamid II apparut le mouvement Fecriti ( » l’Aube naissante « ), dont le plus grand écrivain, inspiré par les poètes symbolistes français, fut Ahmed Hashim (1883-1933). Le début du XXe siècle et la guerre des Balkans virent le développement d’une littérature militante, dont les représentants, comme l’écrivain Ziya Gökalp (1876-1929), ou le groupe Genç Kalemler ( » Jeunes Plumes « ) défendaient la langue courante et l’oral contre la langue littéraire, puisant dans le folklore turc pré-islamique et annonçant le courant réaliste de la littérature républicaine. La révolution et la création d’une république laïque en Turquie sous l’impulsion de Mustafa Kemal Pacha provoquèrent une rupture avec la vieille influence orientale dans la culture turque, qui se marqua notamment, de façon spectaculaire, par l’adoption, en 1928, de l’alphabet latin à la place de l’alphabet arabe. Les poètes dits « de la République », comme Orhan Seyfi Orhon (1890-1972) et Kemalettin Kannu (1901-1948), revinrent à une langue simple et à la métrique de la poésie populaire (dite hece) prohibée autrefois par le Divan.

Nazim Hikmet demeure le poète turc le plus célèbre à l’étranger. Il est connu tant pour ses innovations littéraires que pour son engagement révolutionnaire, qui lui valut de nombreuses années de prison et l’exil. Adepte du hece, puis influencé par le futurisme et par Maïakovski, Nazim Hikmet fut le premier à introduire le vers libre dans la poésie turque. Voir Poésie. L’influence prépondérante du réalisme social qui se fit sentir tant dans la prose que dans la poésie de ce siècle, comportait deux principaux courants d’inspiration progressiste. L’un s’attachait à décrire un monde urbain en plein essor, avec des écrivains comme le nouvelliste Faik Abasiyanik (1906-1954), subtil peintre de la vie quotidienne à Istanbul. L’autre, beaucoup plus important, développa une littérature rurale, qui décrivait la vie des paysans d’Anatolie. Ses représentants les plus connus sont Reshad Nuri Guntekin (1889-1965), Yakup Kadri Karaosmanoglu (1889-1974) et Mahmut Makal (né en 1930). La génération suivante se positionna en grande majorité par rapport au mouvement réaliste, que ce fût pour s’inscrire dans sa continuité comme Orhan Kemal (1914-1970), ou pour remettre en question la prose conventionnelle du réalisme paysan, comme Sait Faik (1906-1954), auteur humaniste qui privilégia dans ses œuvres les drames individuels (Un point sur la carte, posthume, 1988). Le cinéaste et romancier Yilmaz Güney (1937-1984) est également un héritier de la littérature paysanne.

La distinction des mondes urbain et paysan perdura chez les prosateurs turcs contemporains. Témoin autodidacte des bouleversements de la société rurale, Yas¸ar Kemal est certainement l’écrivain turc le plus populaire à l’étranger et notamment en France. Ses cycles romanesques, comme Mehmed le Mince (1955) ou les Seigneurs de l’Aktcharaz, roman épique en deux volumes, décrivent l’effondrement du système féodal dans le Sud-Ouest turc en s’inspirant des traditions populaires et orales. Une littérature urbaine moderne se développa avec Denir Özlü (né en 1935), influencé par le Nouveau Roman français, ou Nedim Gürsel (né en 1951).

La modernisation de la société turque permit l’apparition d’une littérature féminine, traitant notamment de l’émancipation de la femme, avec Halidé Edip (1884-1964), et les grandes romancières Peride Celàl (née en 1916) et Leyla Erbil (née en 1931). Après les troubles et l’intervention militaire de 1980, la censure et l’intimidation freinèrent l’activité et la production littéraire. Le théâtre moderne turc trouva notamment sa source dans le théâtre populaire du XIXe siècle, lequel était réparti en plusieurs genres : le meddah, d’un registre comique et réaliste, l’ortnoyunu ( » jeu au milieu « ), proche de la farce de l’Europe médiévale, et le karagöz, sorte de théâtre d’ombres. Ce n’est qu’au XXe siècle que des actrices purent interpréter les rôles féminins, jusque-là tenus par des hommes pour des raisons religieuses. Le premier dramaturge ottoman fut Güllü Agop (1840-1891). Parmi ses principaux successeurs, citons Ibnürrefik Ahmed Nuri, auteur de vaudevilles, Nigar Hanim (1862-1918) auteur de drames intimistes, Yusuf Ziya Ortaç (1895-1967) premier auteur de pièces en prose, Aka Gündüz (1886-1958) auteur de pièces politiques et Refik Halid Karay (1888-1965), auteur de drames historiques.

Yasmine Chérifi

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