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Un encrier obsessionnel

D’abord, je tiens à préciser que la création en général et l’écriture en particulier est un concept trop cher et trop grand pour ces classifications arbitraires connues de nos jours. Il n’y a pas de littérature féminine ni masculine. Quand on écrit, on ne fait que franchir les limites nous séparant de l’autre, du ciel et de l’impossible. Quand on écrit, on cesse d’être un homme et une femme. Ne subsistent que l’encre, les vocables et les idées qui s’entrechoquent dans l’âme de l’écrivain et sa main. Quand on écrit, on s’épure à l’extrême pour enfin reconquérir notre liberté primitive, celle que vivent les insectes de la nuit et les nuages. On écrit loin de toutes les conventions, loin de la rébellion feinte et « commerciale », loin des taxes de l’Humanité et du despotisme de l’Histoire. L’écriture est, pour moi, un rituel sacré que rien ne peut souiller, ni les prix du pétrole ni les procès « Khalifa » ni les croisades des Américains. Rien dans l’ici-bas ne mérite qu’on gaspille son encre et ses neurones à l’analyser ou le combattre. Henri Michaux me l’accorde dans sa célèbre citation : « J’écris pour me parcourir. Peindre, composer, écrire : me parcourir. Là est l’aventure d’être en vie ! ». L’écriture est, sans doute, une aventure. Et en chemin vers l’aventure, on abandonne la femme et les enfants, le boulot, la mémoire, la patrie et autres occupations devenues futiles pour ouvrir son âme à une nouvelle folie qui va certainement le délivrer de quelque chose, sans nom, mais d’une présence et d’un poids terribles. C’est ainsi que se résume ma relation avec l’écriture. Une relation où se réunissent toutes les théories de Freud épicées de beaucoup de Sisyphisme ! Lorsque j’ai terminé mon premier roman : Renégats, je n’ai guère pensé à le publier. J’ai pensé que ce serait indécent de publier cet amas de  » réflexions d’une ado  » et en souiller la sainteté de la littérature. Mais ma famille et mes amis m’en ont convaincue en avançant vulgairement que « tout a un début » ! L’écriture décida donc que ce très modeste début provoque beaucoup de questionnements et d’admiration, qu’il fasse couler beaucoup d’encre et qu’il se voie décoré d’un prix littéraire ! Tout cela ne me surprit point mais me choqua ! Je me refusai à croire que cette cohue de questions métaphysiques futiles qu’a écrites une adolescente de dix-sept ans en pleine crise existentialiste puisse faire tout ce bruit au lieu de faire rire ! Cela pourrait ressembler à une femme abandonnant l’enfant du péché sur le trottoir de la nuit pour que les mains charitables le recueillent ; et je dois admettre que c’est vrai ! A présent que je peux la lire d’un œil neutre, il m’est difficile de croire que j’ai vraiment pu violer la majesté de la littérature en publiant des  » choses  » pareilles ! Des choses faites pour moisir dans le coffre des souvenirs que l’on ouvre généralement à la cinquantaine pour se moquer un peu de la naïveté de notre adolescence ! L’été 2004, j’ai écrit La vie parallèle en un mois. J’étais en Kabylie et, comme d’habitude, la nature a su me provoquer et faire exploser les vocables et l’encrier. A la différence de Renégats qui cherche la vérité à coup d’errements métaphysiques, La vie parallèle se déroule au cœur d’Alger. Le titre en dit long sur le contenu : c’est une fille contraintes comme la plupart des filles algériennes à se dédoubler entre deux vies : celle que lui ont confectionnée les gardiens de l’hymen et l’autre, la parallèle, qu’elle a elle-même façonnée et qu’elle vit en cachette, disputée entre le plaisir du danger, le mépris pour l’hypocrisie sociale, la peur de la mort, l’amour, l’amitié sacrée, les mirages de la cité et la quête du Vrai Dieu… Dans ce roman, Alger devient la personnification de la ville-dictateur. Une ville noyée dans une mare de paradoxes, hésitant entre la religion et l’ouverture, harcelée par les vents de la modernité et rongée par les vers du fanatisme et de l’obscurantisme. Une ville qui ne sait pas encore qui elle est ni ce qu’elle veut. Une ville sadomasochiste qui empêche ses filles de se libérer parce qu’elle en fut incapable depuis la nuit des temps. Une ville qui exile ses illuminés et ses révolutionnaires ou les tue ! Une ville qui instaure des frontières minées entre l’homme et la femme et célèbre ensuite le 8-Mars, la Saint-Valentin et les autres conneries ; semblable à une femme ne connaissant d’elle-même que les bijoux et la haute couture décorant son cadavre devant les amis ! Les protagonistes de La vie parallèle n’ont pas vécu les années lumières d’Alger ; cette époque bénie où tout le monde avait le droit de déguster son vin sur une terrasse donnant sur la rue, où la religion était surtout un choix d’amour et une profession de foi sincère basés sur le respect de l’autre. Quand ces personnages ont fini de remplir leur part du contrat social, quand ils ont acquis suffisamment d’expérience et de liberté pour croquer la vie, Alger était devenu une ville hantée par les cauchemars, les longues barbes, les discours d’une Géhenne métaphysique et d’une Géhenne terrestre, plus suffocante ! C’est un groupe d’amis variant entre l’athée, le croyant sincère, le croyant non-convaincu, le je-m’en-foutiste…etc. Ils partagent un absurdisme bruyant et un seul rêve : la liberté ! Ils se réunissent dans un petit appartement pour extérioriser leur folie, exorciser leurs maux, maudire, blasphémer et analyser la mesquine réalité… A la fin de l’histoire, il y aura la mort, le départ, la déception et la mer…  » La salive de l’encrier « , quant à elle, me paraît une histoire pas encore achevée, ou peut-être est-ce une histoire qu’il serait impossible d’achever ! C’est un roman qui traite de la question de l’écriture quand elle devient une névrose obsessionnelle, des rapports charnels et extrémistes avec les choses, refusant les demi-mesures et conduisant sa victime à la folie ou au suicide. Certains ont discerné dans ce roman une plume qui détient une cause ! Navrée de les détromper car ma plume trouve encore mieux à faire que de se vouer à sacraliser un totem nommé  » Cause  » bâti par des humains et adoré tel un Dieu ; puisque l’amnésie religieuse est de taille ! J’admets que les révolutionnaires, les militants politiques et les guerriers aient le droit de croire en une cause et la défendre ; mais l’écrivain, comme j’ai toujours dit, survole tout ça et préserve sa plume de tremper dans l’encrier de la banalité ; c’est-à-dire : tout ce qui est humain, tout ce qui est terrestre ! Mon dernier roman s’intitule : Le soupir de la jument ; j’ai estimé plutôt que c’est un  » presque-roman  » et il est en cours de publication. Les protagonistes sont de simples ombres traversant le monde sans vraiment vivre ou plutôt sans vivre ce qu’il leur parait assez authentique pour le vivre ! Les ombres vacillent et ne subsistent que les échos et la jument  » Columbia  » (le personnage principal). Les idées du roman varient entre la théorie de Darwin et celle de l’au-delà sans vraiment y correspondre. Les personnages pensent que la vie est une planète pas encore découverte et que tout ce qu’on fait à présent c’est essayer de prouver notre aptitude à la conquérir. Dans tout ça, l’écriture demeure un doux cauchemar nous incitant à la fois à rester pour ce qui reste et à partir pour ce qu’on ignore. Tant de paradoxes et d’idées dont certaines sont rouillées et d’autres flamboyantes qui s’entrechoquent dans un texte délirant commençant toujours par les fins jusqu’à s’apercevoir qu’il ne finira jamais ! Enfin, je tiens à préciser que mon expérience personnelle avec l’écriture n’est pas à analyser. Tout ce que je peux assurer c’est qu’elle est pour moi une fin en soi. Ni la publication ni les ventes ni l’opinion des critiques ne m’importent. J’écris pour parler mon langage. Un langage que seuls les exilés peuvent comprendre ; et tout ce que je veux c’est leur parler et construire avec eux des amitiés virtuelles que nulle tempête ne pourra détruire. (*)

Sarah Haidar

(*) : Conférence prononcée au cours du  » Séminaire international de la femme créatrice  » à Sétif, du 27 au 29 mars.

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