Une sincérité poignante et audacieuse

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L’exemple de Mohamed Choukri est, à ce sujet, très édifiant. Rejeté, boycotté, marginalisé… Tout simplement parce qu’il a commis un roman autobiographique Le pain nu où il raconte crûment, sans fioritures, son enfance faite de misère, de solitude et de violence. Et pourtant, il s’est bien gardé de s’attaquer aux totems et tabous que sont la religion et le régime, mais c’est ainsi, la littérature dans le monde arabe ne doit pas traiter des sujets qui fâchent, des sujets qui sortent des canons établis par le mandarinat culturel, autrement c’est commettre un crime de lèse-majesté. Mohamed Choukri, en extériorisant dans un récit les démons de son enfance, en mettant à nu certaines réalités sociales de son pays, a réussi à se mettre sur le dos tous les bien-pensants du monde arabe.C’est au Maroc dans un petit village du Rif que Mohamed Choukri vient au monde en 1935. Son enfance sera marquée par la misère, la violence paternelle et les pérégrinations forcées de sa famille. Adolescent, il quittera le foyer familial et ira s’installer à Tanger où il fera la dure expérience de la vie. Vivant dans les milieux malfamés de la ville, tout ce qui a trait à la misère, à la drogue et à la prostitution ne leur sera pas étranger. Très tôt, Choukri prendra conscience des multiples souffrances qu’endurent stoïquement le petit peuple. Cette prise de conscience l’incitera à lutter pour changer sa situation, améliorer son sort et, pourquoi pas, être une sorte de témoin qui dira la vérité même si elle blesse, quand dans le monde musulman il est de coutume de la cacher par un voile de pudeur. Et comme il n’est jamais trop tard pour bien faire, c’est à l’époque de l’indépendance, alors qu’il est âgé de 21 ans que Mohamed Choukri ira pour la première fois à l’école. Ses études quoique tardives, lui permettront de devenir instituteur et d’entamer enfin sa carrière littéraire.Des revues arabes orientales et des publications anglo-saxonnes lui ouvrent leurs colonnes. Il y publie des articles et des nouvelles. Les premiers pas dans le monde merveilleux de la littérature le mèneront à fréquenter en ces années 60, des écrivains de renom qui se trouvaient alors à Tanger, Tenessee Williams, Samuel Beckett, Jean Genet, Paul Boweles et bien d‘autres. Ceux-ci auront évidemment une grande influence sur Choukri, ils vont marquer sa production littéraire. En 1972, il écrit Le Pain nu, un livre subversif qui ne paraîtra dans sa version originale (en arabe) qu’en l’an 2000. Publié d’abord en anglais, en 1973, grâce à Paul Bowles, le roman ne connaîtra de succès retentissant qu’après sa traduction en français par Tahar Ben Jelloun en 1980 et son interdiction au Maroc en 1983. Diabolisé, le roman va vite devenir un phénomène littéraire. Décrire l’univers des bordels, des bars, de la drogue, parler de son homosexualité, d’un père tyrannique, d’une enfance musulmane maltraitée ne peuvent que choquer les tenants de la tradition surtout quand cela se raconte en arabe.Provocateur ? Choukri ne l’est certainement pas. Il est plutôt sincère et audacieux. S’il a fait les poubelles des Européens dans son enfance pour se nourrir, s’il a subi des violences sexuelles, s’il parle mal de son père, s’il noie son chagrin dans l’alcool, il l’assume et ne trouve pas à rougir. C’est sa vie, et il n’y a pas pour lui de quoi avoir honte. Mais les cercles intellectuels arabes ne l’entendent pas de cette oreille. Impossible d’accepter un tel intrus parmi eux. Rejeté par tous, interdit dans la majorité des pays arabes, l’auteur a acquis malgré tout une reconnaissance internationale. IL a conquis l’Occident et celui-ci le lui a bien rendu en lui accordant plusieurs prises. Si Mohand Choukri a écrit plus tard, à la fin des années 80, d’autres œuvres qui sont même de son avis plus réussies, plus accomplies, il reste cependant l’homme d’un seul livre, Le pain nu, qui lui a permis d’asseoir sa gloire. Son pays, le Maroc, qui lui a pendant son vivant tourné le dos lui a finalement accordé une reconnaissance posthume. A sa mort survenue le 15 novembre 2003, il a eu droit à des obsèques grandioses, le porte-parole du palais royal, le ministre de la Culture, des hauts fonctionnaires, des hommes de la culture… Tous étaient là pour rendre hommage à leur enfant terrible.Ecrivain maudit, Mohamed Choukri reste l’une des singularités dans la littérature arabe.

Boualem B.

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