Euphorie et interrogations de juillet 1962

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Serge, dit Troisième-Collège, caricature avec cet esprit anar, qui était le sien, le voyage Tunis-Alger qui amène le GPRA chez lui. « Il aurait aimé appeler son livre La saison des A…, comme amours, anars, alcools, ahchiche, Algérie, archipels, agitateurs, arsouilles, A Dieu vat… Serge Michel, électron libre de toutes les révolutions, mort à Paris, repose au cimetière de Sidi-Tayeb, comme il en a émis le vœu, sur la terre d’Algérie qu’il avait tant chérie, même s’il n’y était pas né. Les prisons de France et d’Algérie se vidaient lentement. Libérés dès la conclusion des accords, les prisonniers célèbres arrivaient à Tunis où, croyaient-ils, leur avenir se jouait. L’un d’eux, originaire d’Oranie, se mit à clamer en débarquant à l’aéroport : ‘‘Arabes ! Arabes ! Arabes !’’, ce qui ne fit pas plaisir aux Kabyles et aux autres Berbères jaloux de leur particularité. C’était pourtant un historique, un de ceux qui avaient participé au déclenchement de l’insurrection. Les autres historiques, déjà agacés par sa curieuse manie de s’installer à la meilleure place, lui dirent de ne pas crier si fort, qu’il n’était ni le patron ni le prophète. Il le prit très mal, s’en alla bouder au Maroc, puis à Tlemcen. L’état-major de l’armée des frontières, dont le chef avait justement besoin d’un leader présentable pour rentrer, se préparait fébrilement à l’y rejoindre. L’objectif final était évidemment Alger, la capitale : les premiers qui y arriveraient seraient les gagnants. Personne n’en doutait, c’était l’unique point d’accord entre les divers concurrents de la course au pouvoir. Mais la ligne d’arrivée était encore encombrée par de dangereux fanatiques, obsédés de la colonisation, que des volontaires, toujours les mêmes s’employaient à déloger. Confrontés aux réalités, excédés par les appétits des historiques, le peuple d’Alger s’était révélé favorable à une autonomie relative et, en conséquence, s’était efficacement organisé. Aussi le slogan ‘‘Un seul héros, le peuple’’ fut accueilli avec enthousiasme par les foules qui voyaient consacrer leur souveraineté. Chose promise, chose due. Pendant 7 ans, les promesses solennelles n’avaient pas manqué. Quant aux candidats à la direction des affaires, ils ne pouvaient qu’approuver ou se dédire. Ne s’étaient-ils pas référés au peuple-roi, au peuple-dieu, chaque fois qu’ils l’avaient appelé à ‘‘fournir encore un effort’’ ? L’unanimité s’était faite depuis longtemps : la République serait démocratique et, pour que tout soit clair à ceux qui n’avaient pas de dictionnaire, populaire. A Tunis, quelques fonctionnaires éphémères du Gouvernement provisoire s’apprêtaient à quitter la capitale de transit du FLN (…) Le jour tant espéré était arrivé, tout naturellement. Après de brefs adieux, l’avion de la compagnie tunisienne avait décollé avec à son bord les membres du gouvernement en exil et quelques indispensables clercs et intellectuels parmi lesquels Moussa et Troisième-Collège. Les passagers avaient à peine débouclé leur ceinture que le pilote, un Parisien, annonça solennellement : ‘‘Messieurs nous survolons l’Algérie…’’ Un gros ministre chauve tenta de se lever pour célébrer l’événement, mais n’y réussit pas. Les hôtesses s’avancèrent alors avec un gracieux sourire et chacune, un plateau couvert de coupes de champagne, comme on leur avait appris dans les meilleures écoles de l’ex-métropole. Elles furent désappointées par le refus courtois, mais ferme, des voyageurs apparemment respectueux des interdits de l’Islam. Toutefois, tous désignaient l’un des leurs qui avait probablement toutes les raisons d’accepter l’offrande. Troisième-Collège accueillit chaleureusement les demoiselles, prit et leva bien haut un verre à la bonne santé de l’Algérie.

– ‘‘Prends le plateau et passe aux copains’’, discrètement dit Moussa. Les cadres vinrent, un par un, comme pensant à autre chose, boire à la russe, abandonnant leur coupe vide au frère non musulman. Troisième-Collège se dit en pensant à Otta de Bohème, qu’il était encore un alibi utile.

– ‘‘Déjà Alger ! On nous attend. Amis ou ennemis ?’’, ricane Moussa. Regards furieux des chefs vexés ; porte brusquement ouverte sur la chaleur et le vacarme ; fanfare inaudible ; présentation de vieux fusils par des adolescents en treillis ; retrouvailles, embrassades, tapes dans le dos ou, plus familières, sur l’abdomen, larges sourires virils, gonflements de poitrines ; hymnes aux martyrs, saluts au drapeau et à la foule bariolée aux couleurs nationales qui rompt les barrages et envahit le terrain.

– ‘‘ça y est, dit Moussa, l’Algérie est indépendante, mais les Algériens pas encore.’’

– ‘‘Va leur dire maintenant qu’ils ne sont pas libres. Va !’’ Par dizaines, par centaines de milliers, ils avaient crié la liberté. Débarrassés de la peur du flic et du militaire, ils avaient investi la route de l’aéroport, les rues, les places, des toits de Maison-Blanche à La Casbah et jusqu’aux coupoles de la nouvelle Mosquée. Ils avaient hurlé, dansé, applaudi, défilé, piétiné, ri et pleuré jusqu’à la nuit. Sous les galeries de la rue Bab Azoun, à deux pas du théâtre, au milieu d’un cercle de batteurs de tambourins, de gamelles, de mains, un hussard blond avait dansé une danse du ventre inlassablement. A l’hôtel de ville, un couscous tiède au mouton coriace avait été servi aux rapatriés officiels. Dans une cohue suffocante de la grande salle d’honneur, Troisième-Collège était tombé dans les bras de Larbi, rescapé du massacre. Ils avaient bafouillé leur heureuse surprise, n’avaient pas évoqué le passé, ni les absents. A Troisième-Collège qui malgré tout voulait en savoir un peu plus, Larbi avait lâché : ‘‘Laisse tomber. Aujourd’hui, on ne pense pas. C’est l’indépendance. On verra demain.’’ »

Source : ‘’El Watan’’ du 30 juin 2005

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