L’agriculture, de nos jours, est un domaine où s’expriment de hautes compétences pratiques et un savoir scientifique souvent pointu. Tout doit être calculé pour s’en sortir. L’époque romantique où l’on semait sans compter, où on regardait pousser les blés est révolue. La jeune génération qui reprend en main la propriété et l’exploitation agricole s’appuie sur les compétences scientifiques les plus pointues pour affronter l’économie de marché et maîtriser divers paramètres, comme l’agressivité de l’environnement, la pollution, les aléas et bouleversements climatiques inattendus, la boulimie des banques, les pièges impitoyables du marché. Face à toutes ces contraintes le paysan met la plénitude, le calme, le bien-être, l’amour qu’il voue à ses arbres, ses animaux, ses plantes, la satisfaction qu’il tire de la réussite de ses cultures.“J’ai maintes fois pensé à partir, tout abandonner devant ce climat d’adversité permanente, de médiocrité bureaucratique ambiante, de mentalités rétrogrades malfaisantes et sadiques. Mais, il suffit de contempler la chevelure mordorée des blés frissonnant sous la brise venant de la mer, des couples de cigognes construire leurs nids en lissant leurs becs dans l’insouciance, de voir des nuées d’étourneaux coloniser le bleu du ciel comme des grains de café semés sur l’horizon, des abeilles butiner le pollen des fleurs, des dizaines de bestiaux paître dans une paradisiaque quiétude, pour reprendre courage et penser de nouveau au labour, à l’irrigation et à toutes les tâches moins poétiques que les frissons que procure le halo éphémère du coucher du soleil dans les bras du majestueux Tamgout”.Ainsi, parle Moncef Hamimi, le jeune agriculteur moderniste offusqué, blessé par tout le mal que la bureaucratie fait aux paysans qui par dignité, par “nif”, continuent de travailler leur terre au lieu de rejoindre le train de l’exode. L’agriculture est un mode de vie et pas seulement une multitude de recettes et de méthodes de production.Produire ses propres fruits, ses propres légumes, ses viandes, ses œufs, son huile, ses céréales, son miel, vivre dans de grands espaces, loin du stress et de la promiscuité de la ville, respirer le grand air, faire des balades en montagne sur le bord de mer encore vierge propre non pollué, voilà un bien-être auquel n’accède pas les “visages pâles” de la ville. Les commodités citadines d’autrefois comme le téléphone, l’école, l’eau courante, l’électricité, la proximité des soins et d’autres accès à la modernité sont à portée de main du campagnard et du petit villageois.
Mesurer la fertilité du sol
Au départ de toute activité, il y a la connaissance de la composante du sol. Analyser la terre agricole n’est pas une pratique courante en Algérie. Les paysans se fient au savoir empirique sédimenté dans la mémoire collective.Des compétences approximatives sorties de leur contexte initial transmises oralement entre générations de fellahs, servent à distinguer et classer les différents types de sols et leur fertilité supposée.Dans la culture générale paysanne les sols agricoles sont classés d’abord en deux grandes catégories : la grande terre agricole (akhal amoqran) et la terre légère (akhal akhfaf). Toutes ces terres sont épargnées par la construction, le paysan édifie sa maison et son étable sur les terres pointues qui ne servent pas à l’agriculture. Dans le premier ensemble,le fellah cite de mémoire et reconnaît à des indices qu’il a intériorisés, les parcelles propices à la culture du blé celles destinées à l’orge et enfin le reste que l’on sème d’avoine de vesce ou de féverole.La grande terre est donc destinée principalement à la céréaliculture. Les sols légers sont connus pour leur faible profondeur. Les paysans les destinent aux cultures de légumes et à l’arboriculture fine (ôd-rqiq), les arbres dont la durée de vie est réduite comme l’abricotier, le pêcher etc… Il range dans cette catégorie de sols, les terrains d’alluvions, les sols sablonneux, les terres roses, et les sols calcaires et pierreux.Le fellah accompli doit connaître les parcelles par leur nom, la culture la mieux adaptée et les rendements historiquement notées. Il sait surtout que la terre a besoin de repos. Il pratique alors la jachère une année sur trois. Ses ancêtres apportaient du fumier aux sols et ne remettaient jamais la même culture au même endroit deux ans de suite. Il en fait autant. “Je pratiquais autrefois l’assolement triennal en faisant tourner trois cultures sur une même parcelle de grande terre, et je sautais la quatrième année. Par contre la parcelle de Tamazirt, qui est une terre légère, je la ménageais avec une jachère tous les deux ans”, affirme Aïssa Lekhchine un paysan accompli qui a rangé ses outils pour ne s’occuper que de ses oliviers.“Il y a là une vision préscientifique intéressante positive qu’il faut sauvegarder et renforcer en tenant compte de tous les changements intervenus dans l‘environnement du paysan. Même rudimentaire et empirique ce savoir, issu d’expériences vécues, a soutenu et organisé durant des siècles l’activité agro-pastorale”, affirme M. Assam Tarik, ingénieur agronome spécialisé dans la pédagogie (connaissance du sol).Ce savoir paysan transmis par brides ne peut malheureusement affronter le monde actuel dominé par l’économie de marché qui présuppose des compétences plus pointues.“Le drame est qu’il y a eu des ruptures dans la transmission orale. Ce savoir n’a pas été transmis pour des raisons de coupures historiques, liées à la colonisation, la guerre de Libération et l’exode rural qui s’en est suivi”, ajoute l’ingénieur.
Une analyse anglaise
L’investissement dans l’agriculture est aléatoire, trop risqué pour maintes raisons. La méconnaissance de la nature du sol, de son potentiel physico-chimique et de sa fertilité est l’une de ces tares de base qui font que le paysan travaille à l’aveuglette sans établir de correspondance entre les sols et les cultures à y installer ! Analyser le potentiel du sol est un réflexe de base dans l’agriculture moderne. Les paysans des pays avancés y recourent systématiquement. Connaître le sol pour décider des amendements à y apporter et ne pas l’épuiser par des cultures inappropriées, suivre l’évolution des paramètres qui concourent au bon résultat voilà des actes indispensables à la modernisation de l’activité agricole.Pour opérer l’analyse d’un sol, il faut recourir aux services d’un laboratoire agronomique. Ce dernier prélèvera des échantillons dans la parcelle ciblée et procédera à l’analyse pour interpréter les résultats et décider des amendements adéquats dans un double objectifs physico-chimique de fertilité et économique évitant le gaspillage d’engrais et de produits phytosanitaires.Moncef Hamimi, un jeune agriculteur connu dans la Soummam, à la tête d’une ferme de 300 ha d’oliviers et de maraîchage, a eu l’opportunité de faire l’analyse d’un échantillon de sa terre en… Angleterre. Ainsi, mondialisation oblige, une carotte de terre de la ferme Tavlazt, sise dans la commune de Tazmalt, a été confiée par M. Hamimi à un Algérien étudiant en Angleterre pour la déposer aux laboratoires PHOSYN, mondialement connus. L’Internet a assuré le reste des échanges ! M. Hamimi a reçu, quelques temps après le dépôt de l’échantillon, les résultats de l’analyse avec l’interprétation, les conseils et la démarche de fertilisation qui en découle.Des laboratoires existent en Algérie, mais leur activité est méconnue. Leurs décideurs n’ont entrepris aucune démarche de médiatisation auprès des paysans qui ne les sollicitent jamais. Ce sont des officines, dont l’activité obéît à des programmes nationaux centralisés.Leurs études souvent précieuses et bien menées finissent dans les tiroirs de quelques obscurs bureaux sans profit direct aux paysans.Deux laboratoires activent actuellement à l’insu du monde rural. Il s’agit de l’Agence nationale des ressources hydriques (ANRH) sise à Bir Mourad Raïs (Alger), et du bureau national des études et du développement rural (BNEDER) sis à Staoueli (Tipasa). Accessoirement, l’institut national d’agronomie (INA) d’El Harrach fournit les mêmes services.Ces centres où travaillent des techniciens coupés du monde rural réel ne répondent pas aux besoins du paysan qui ignore jusqu’à leur existence.“Il a été plus facile d’accéder aux laboratoires PHOSYN situés en Angleterre que de pénétrer les bureaux des laboratoires algériens où si vous ne connaissez pas quelqu’un vous perdrez votre temps sans résultats”, affirme un paysan de Seddouk soucieux de connaître le potentiel de sa terre !
L’obstruction bureaucratique
Ichiqar est une vaste plaine de terre rougeâtre longeant la berge gauche de l’oued Sahel, principal affluent de la Soummam, connue pour ses jardins florissants, avant que la sécheresse de l’année 2000, ne tarisse la rivière et que les sablières n’aient totalement épuisé la nappe souterraine. Depuis trois ans, Ichiqar reprend vie. Les pluies et les neiges de trois hivers successifs ont reconstitué la nappe phréatique, les paysans ont repris espoir et se remettent au travail.Assam Tarik, y possède une ferme avec ses frères et cousins. Il est l’un des rares ingénieurs agronomes à marier avec bonheur l’activité manuelle et le travail intellectuel. Au service des paysans, il sort sur le terrain prélève les échantillons végétaux malades, consulte son logiciel et décide du traitement à donner au paysan.“C’est le toubib des plantes,il a sauvé ma plantation de poivron”, affirme un paysan d’Allaghène. “Il m’a évité la faillite en traitant mes arbres”, ajoute un autre producteur de poires et de pommes.L’ambition originelle de M. Assam n’était pas la commercialisation du produit phytosanitaire et le traitement des champs infestés mais le montage d’un laboratoire d’analyse des sols. La bureaucratie l’a empêché.“Vous avez choisi d’être paysan, avec votre carte de fellah, vous n’ouvrez plus le droit au crédit pour jeune investisseur”, lui a-t-on rétorqué lorsqu’il a constitué le dossier de jeune investisseur auprès des diverses instances de l’agriculture. On ne peut pas être paysan et prétendre mener à bien un chantier intellectuel comme la construction et le montage d’un laboratoire d’analyse agronomique !“Quand j’ai vu le responsable de la production à l’échelle nationale il m’a répondu ceci : patientez M. Assam, le texte sera amendé un jour”. Tarik a attendu une année puis deux, puis trois, le laboratoire rêvé ne verra pas le jour faute de financement. Le tenace ingénieur lancera bientôt un laboratoire ambulant. Quatre à cinq mallettes de produits et d’instruments dans le coffre de son véhicule et il sillonnera la campagne pour proposer ses services comme il le fait bien pour soigner les plantes.De nombreux jeunes instruits veulent retourner à la terre, mais la terre d’aujourd’hui à besoin d’argent.“Quand le Fonds national de régulation du développement agricole (FNDRA) avait été institué, les paysans avaient réellement espéré voir enfin le problème du financement efficacement pris en charge. C’est une autre vision du monde rural qui allait s’imposer avions-nous cru”, dit M. Balloul, un propriétaire terrien d’Ikhebene. “Malheureusement, sur le terrain, c’est toujours les mêmes réflexes d’une bureaucratie aveugle qui n’a même pas la prétention de la technicité. Elle a vidé le Plan national de développement de l’agriculture (PNDA) de sa philosophie originelle”, ajoute le paysan avec un accent d’amertume.
La charrue avant les bœufs
“Nous serons contraints à l’abandon pur et simple. En 2004, j’ai payé l’engrais complet à 2.700 DA le quintal, je viens de l’acheter chez le même grainetier à 3.400 DA. C’est une augmentation insupportable quand on a la prétention d’alimenter le marché en grosses quantités de légumes”, fulmine Bachir Ouyahia, producteur de tomates en plasticulture, dans la commune de Tazmalt. L’engrais est devenu un luxe, au moment où l’agriculteur en a le plus besoin pour fertiliser son verger et augmenter la production maraîchère et fruitière.Après les hausses répétées des prix de l’énergie électrique, du gasoil et de l’eau qui, conjugués à d’autres facteurs, n’ont pas manqué de se se répercuter sur le marché des fruits et légumes par la flambée la mercuriale, voilà que les engrais se mettent de la partie avec une augmentation de près de 40% de leur prix en quelques mois. Les grainetiers et les marchands d’intrants agricoles dégagent leur responsabilité : “C’est à la source que les prix montent. La loi nous permet de prendre jusqu’à 30% de marge mais on se contente de 5 à 10% pour rester concurrentiel. L’engrais est devenu un simple produit d’appel. Sur le plan commercial, il ne donne aucun bénéfice mais on le ramène parce que les paysans ont en un besoin vital”, affirme Bachir Bouidghaghen, grainetier d’Akbou aux prestations appréciées par les planteurs de la vallée de la Soummam. L’une des raisons visibles de ce prix prohibitif est le niveau de la taxe sur la valeur ajouté (TVA) : “Les produits pesticides sont taxés à 7%, alors que l’engrais sans doute plus indispensable pour la production est taxé à17% !”, ajoute notre interlocuteur.L’usage de pesticides fortement toxiques est encouragé alors que les engrais, fertilisants minéraux indispensable à coté des fumures organiques sont surtaxés. C’est donc la charrue avant les bœufs. Les paysans ont beau se plaindre, la logique de bazar leur sera fatale à terme. Du NPK complet fabriqué par ASMIDAL, jusqu’aux engrais solubles importés en passant par le TSP, le DAD, l’urée et le sulfate d’ammonium la large gamme des engrais disponibles sur le marché est touchée par cette hausse de prix de près de 1.000 DA par quintal.“Les banques nous exigent le registre du commerce pour tout crédit de campagne. Les prix des intrants, énergie, engrais impôts, augmentent sans arrêt. Les mandataires ont le monopole sur les marchés. Toutes les issues sont bloquées, nous ne pouvons plus rien produire”, explique un adhérent de l’association «Tazerajt» des paysans de la daïra de Tazmalt. Le consommateur est directement et lourdement pénalisé. Il paie rubis sur l’ongle son silence et son manque d’initiative, son refus de s’impliquer dans les organisations de consommateurs.
Aider le paysan ou importer les fruits et légumes ?
Chez nos voisins marocains, la subvention au paysan est une règle de base, le crédit de campagne est un réflexe économique ordinaire, seulement chez eux on ne trouve plus d’illettrés rentiers représentant les fellahs. Les paysans sont représentés par des hommes au fait des enjeux de l’heure, des intérêts de leur pays.“La problématique de la hausse des prix des engrais et des autres intrants agricoles doit être posée en termes de choix : Veut-on réellement satisfaire la demande interne en fruits et légumes produits en terre algérienne ou bien engraisser la faune d’importateurs qui ne manqueront pas d’inonder le marché national de produits européens insipides et gorgés de pesticides et d’alimenter la logique de la bureaucratie rentière ?”, s’interrogent les paysans. Si l’on veut miser sur l’agriculture pour créer de l’emploi et de la richesse le choix est vite fait.“C’est paradoxalement au moment où le sol algérien épuisé par des décennies de prélèvement organiques et minéraux a besoin d’apports conséquents en engrais pour reconstituer son potentiel de fertilité que les prix s’envolent”, explique Tarik Assam, ingénieur agronome spécialisé dans l’analyse des sols. Il y a là comme un manque de vision stratégique pour ne pas dire un laisser-faire délibéré pour couler l’agriculture algérienne. Conscients de cette mort programmée les paysans de la Soummam tentent de s’organiser en association de zone. Le combat contre les blocages des tenants de l’économie rentière est particulièrement difficile, mais c’est de leur survie qu’il s’agit.Au moment où l’agriculture de pays du nord (Europe et Amérique) vit de confortables subventions étatiques, nos paysans, livrés pieds et poings liés à la logique des importateurs, ne sont même pas aidés après la catastrophe causée par les intempéries de l’hiver passé ! Puisque nous optons pour l’économie de marché, pourquoi oublier les mesures d’accompagnement en faveur du monde paysan en vigueur chez les Européens et les Américains qui nous imposent leur mode de production ?Aucun organe de l’Etat ne semble concerné par ce phénomène. Le paysan moderniste a surtout besoin de connaître le potentiel de sa terre ou sa fertilité naturelle, les besoins du sol en engrais et fumiers divers et de la déduire les cultures envisageable, ceci d’une part, d’autre part le monde rulral vit des problèmes de phytopathologie et d’infestation des cultures, la pollution ayant généré des maladies jusque-là inconnues qui dévastent les jardins, le paysan a besoin d’une réponse immédiate appropriée qui puisse sauver la récolte. Un laboratoire d’analyse à côté de sa ferme et non à Alger ou en Angleterre, résoudrait ses problèmes au moment idoine. Les ressources humaines existent, les ressources financières dorment dans les banques c’est bien là une malédiction (Daawessou) qui frappe le monde rural, entre les deux évolue la bureaucratie la plus rétrograde de la planète qui suce la sueur du paysan et dévore les deniers de l’Etat.
R. O.
