Entretien de Abdenour Abdesselam avec l’artiste Djafar At Slimane

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La Dépêche de Kabylie : C’est quoi pour toi être un grand artiste avec un répertoire de quelques chansons uniquement?

Djafar At Slimane : Je crois que la notoriété d’un artiste ne dépend pas du nombre de chansons qu’il fait. Une seule peut suffire à son lancement et particulièrement attirer le public. Chikh El Hesnaoui est un exemple de popularité avec un répertoire de quelques chansons. Ma rampe de lancement à moi a été plutôt le tube de l’époque (qui le demeure d’ailleurs encore aujourd’hui) : Tadheggwalt-iw Tamaâzouzt. Cette chanson a plu à tout le monde et elle m’a certainement conforté dans ma carrière d’artiste.

Comment situes-tu la trajectoire d’un artiste en termes de temps ?

l Un chanteur n’est pas forcément limité dans le temps. Ce n’est pas comme un boxeur ou un joueur de foot lequel, lui, a bel et bien une limite temps dans sa carrière. L’artiste ne meurt pas, il fait plutôt semblant de mourir mais il revient toujours à la chanson. Cependant, il est vrai que quand on ne peut plus chanter il faut savoir s’arrêter.

Mais les retours ne sont jamais une garantie de succès. Nous avons des expériences où l’on aurait souhaité que tel artiste aurait mieux fait de s’en tenir à son ancien répertoire.

l Tu sais, les anciens chanteurs ont travaillé à une époque qui ne leur a pas offert autant de moyens techniques et toutes les sophistications des studios d’aujourd’hui. Ils pensent alors que leur répertoire n’est pas totalement accompli. C’est pourquoi ils tentent de le compléter justement par les moyens modernes actuels. Il arrive en effet que les moyens technologiques les dépassent totalement.

Quel regard as-tu sur la chanson kabyle ?

l Il y a des merveilles comme il y a aussi des ratages. Mais le monde de la chanson est fait ainsi.

Nous avons l’avantage d’avoir un public loin d’être complaisant et cela servira positivement la chanson kabyle, en ce sens que la médiocrité s’élimine d’elle-même.

Qu’est-ce que pour toi la modernité dans la chanson kabyle ?

l Tout dépend de ce qu’on entend par le mot modernité. L’évolution est utile si elle n’induit pas de transformation, chaque culture ayant une identité propre. Nous devons aussi rester nous-mêmes car le copier/coller est contre-productif. Idir est un exemple de réussite de la modernisation de la chanson kabyle tout en lui faisant faire un saut qualitatif. Il a su restituer à l’âme de la chanson kabyle son originalité. Un étranger qui l’écoute sait qu’il écoute une chanson typiquement kabyle. Mais chanter du flamenco ou du tango par exemple et dire que c’est du kabyle moderne, c’est un peu fort. Cela restera du flamenco espagnole ou du tango argentin mais chanté en kabyle. On peut chanter aussi du blues ou du tcha tcha tcha avec de bonnes paroles kabyles pourquoi pas. Dans toutes les tentatives d’évolution, il faut seulement savoir doser l’empreinte de l’identité musicale kabyle.

Le caractère “trop” pudique de la société kabyle n’a-t-il pas gêné l’évolution de la chanson elle-même ?

l En quelque sorte oui. On paie le prix des sévérités sociales. Cela a dû être en effet un facteur bloquant dans la liberté de création. Mais qui dit sévérité ne signifie pas automatiquement connotation négative. Si Mohand Oumhand, qui a fait dans un verbe très érotique et qui a été au tréfonds de la volupté, comme tu l’as écrit dans son livre, est mort depuis plus d’un siècle mais il demeure pourtant le poète le plus populaire de Kabylie. Du reste chaque société a son caractère propre.

On remarque la nouvelle intrusion de la langue française dans la chanson kabyle. Dans le même sens de ma question, est-ce un phénomène d’emprunt, une compensation du déficit du langage d’amour en kabyle, une forme de complexe ou encore un désaveu linguistique ?

l Cela peut-être tout cela à la foi. Mais j’ajouterai aussi que tout ce qui nous vient de l’extérieur parait faire bien, faire mieux, alors on s’y adonne et même avec excès. Quand quelque chose nous vient de l’extérieur on croit (souvent à tort) que c’est plus “crédible”. On gagnerait plutôt à faire l’effort dans la construction de vers paraboliques et très accrocheurs directement en kabyle. Ainsi, on travaillera en même temps à améliorer la langue. Les emprunts puisés dans les langues étrangères doivent être strictement justifiés mais c’est là la grande question.

C’était quoi ton premier instrument ?

l Une flûte que j’ai acheté très jeune à Michelet. Je crois même avoir été attiré plutôt par les bonbons qu’elle contenait. Je les ai tous mangé avant de souffler dedans. C’était pendant la guerre et j’avais 12 ans. Un moudjahid, qui m’a surpris en train de jouer de la flûte, me l’avait cassé car il nous était interdit de jouer de la musique. Tu sais la guerre ce n’est pas très gai. Par un hasard heureux, alors que je menais paître mes brebis, un militaire français (sans doute prenant sa quille) me balança depuis un camion de passage un harmonica et je me suis mis à souffler dedans. Une fois adulte je me suis mis à la guitare.

Le genre Slimane Azem domine dans tes chansons.

l Quand on a été un élève de l’éminent Azem on ne peut que pencher vers son genre.

Revenons à ta “fameuse” chanson-tube de la “belle-mère”. C’est un texte très structuré, une thématique bien rendue, une description au quotidien et pourtant tu n’as jamais eu de belle-mère ?

l C’est vrai que je n’ai pas subi en quelque sorte de belle-mère (rires) mais je dois dire que j’ai aussi vécu et grandi dans un environnement où la belle-mère ne passait pas inaperçue. J’ai été aussi inspiré par la répartie que se sont donné Mohammed Hilmi et Chikh Nordine dans la chanson/joute Mselkhir a tadheggwalt des années 50. On peut dire que ma chanson est une forme de prolongation de cela. Le phénomène de la belle-mère est universel aussi.

Où as-tu écris cette chanson ?

l Dans une usine chez Robert Bosch où je travaillais comme fraiseur. J’ai été inspiré et je me suis précipité pour écrire le texte sur le développé d’un paquet de cigarettes. Mes mains étaient toutes graisseuses et j’ai eu du mal à le relire par la suite, tellement j’ai taché le papier. La spontanéité fait souvent des miracles. Tu dois le savoir toi aussi non ?

Tu t’inspires également des fables de La Fontaine. Comment organises-tu l’adaptation ?

l L’adaptation repose sur les réalités culturelles kabyles. Par exemple pour la fable de La Fontaine “La chèvre, la génisse et le lion” seul le lion est prenable pour la symbolique, les deux autres animaux ne symbolisent rien dans notre culture. J’ai donc dû superposer uccen (le chacal) qui symbolise la malice, Ibaz (l’aigle) qui symbolise la majesté, et enfin izem (le lion) symbole de la force. L’ensemble a donné une continuité pédagogique du terroir kabyle.

Parfois oui. Tu as été également militant de l’Académie berbère de Paris avec Bessaoud Mohand Arab.

l J’ai été plutôt membre du groupe. Je témoigne que c’est grâce à Slimane Azem que l’Académie berbère a pris de l’ampleur. Nous avons travaillé dur et dans des conditions de politique entre l’Algérie et la France qui n’étaient pas faites pour nous faciliter les choses. Mais notre adversaire le pus farouche était la tristement célèbre Amicale des algériens en Europe basée à Paris. Après l’arrestation du principal animateur qu’était Bessaoud Mohand Arab, l’émergence du groupe des étudiants de Vincennes et l’énorme travail engagé par Mammeri à la fac d’Alger, ce qui a insufflé un caractère très scientifique dans l’approche de la langue, nous avons jugé qu’il fallait encourager l’avancée de cet axe plutôt universitaire. Cela ne nous a pas empêché de continuer à renforcer la revendication au plan politique.

Actuellement tu animes une émission sur Radio Beur, est-ce le désir de rester constamment en contact avec le public ?

l Oui, c’est très exactement cela. C’est une émission de caricatures par le verbe. C’est un peu le genre du journal satirique El Menchar. L’émission passe chaque samedi. Elle est alimentée par l’information et aérée par des chansons.

Tu envisages un retour dans la chanson ?

l Oui. Mon nouvel album paraîtra sous peu avec 152 chansons traitant divers thèmes.

Entretien réalisé Par Abdennour Abdesselam

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